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Myshelf

[Rumpole à l’accusation, 4]

3 Mars 2016, 04:20am

Publié par Narcipat

    Il est rare qu’un tâcheron du Criminel soit invité chez son client. Nous représentons une partie de leur vie qu’ils préféreraient oublier. Non seulement ils ne nous invitent pas à dîner, mais, quand ils nous aperçoivent lors de réceptions des années après que nous les avons sauvés de la détention, ils regardent soigneusement dans la direction opposée et feignent de ne nous avoir jamais rencontré. Personne, je suppose, ne désire que les voisins repèrent la robuste silhouette de Rumpole montant ses escaliers. Je peux faire naître un débat quant à ce qui arrive à la famille : meurtre? viol? ou seulement une fraude bien propre? Les Fabian étaient différents. À l’évidence ils ressentaient qu’en tant que représentants de la loi et de l’ordre, il n’y avait rien dont ils pussent avoir honte, et qu’au contraire ils avaient tout lieu de s’enorgueillir de la façon dont ils réclamaient justice, et dépit de l’étrange lassitude de la police et du Ministère Public. Mme Fabian, semblait-il, souffrait d’arthrite et quittait rarement la maison, de sorte que mon discret et distingué avoué, Francis Pyecraft (de Pyecraft et Wensleydale) et moi-même fûmes invités à prendre un rafraîchissement. La mère de la morte voulait nous observer et nous donner l’estampille approbatrice de sa bonne tenue de maison.

    « Le pire n’est pas de savoir, M. Rumpole », me dit Mme Fabian. « Je pense que je pourrais apprendre à vivre avec, si seulement je savais comment Veronica est morte. 

    – Vous voulez dire qui l’a tuée? 

    – Oui, bien sûr, c’est ce que je veux dire. »

    Il me déplaisait de lui révéler qu’un procès criminel, devant un juge, qui arrive tout armé de ses propres préjugés, et un jury, dont l’attention bat souvent la campagne, peut s’avérer un outil fichtrement émoussé pour creuser jusqu’à la vérité. Au lieu de quoi je la regardai, et me demandai si l’attraction des couples repose sur la ressemblance physique. Mme Fabian était une créature aux os fins, aux traits nets et bien dessinés, comme son époux et son fils. Et pourtant la conjonction avait produit cette fille bien charpentée, et bien quelconque, qui avait trébuché, sans le savoir assurément, dans la mort.

    « Peut-être pourriez-vous m’en dire un peu plus sur Veronica. Je veux dire sur sa vie. Des petits amis?

    – Non. » Mme Fabian secoua la tête. « C’était bien le malheur. Elle paraissait incapable d’en trouver un. Un du moins qui se serait soucié d’elle. » Nous étions assis dans la haute salle de séjour d’une maison avec vue sur le canal de la Petite Venise. De hautes bibliothèques s’étiraient jusqu’au plafond, une paire de haut-parleurs diffusaient la musique baroque idoine. Aux murs blancs étaient accrochés des dessins gris qui semblaient discrètement onéreux. Le jeune Roger évoluait autour de nous, remplissant nos verres. Les rideaux avaient été tirés, et Mme Fabian, assise sur un sofa, fixait les yeux sur les ténèbres hivernales, comme si elle attendait toujours que sa fille revienne tôt à la maison, un autre soir sans rendez-vous. La mère de Veronica, son père et son frère, je l’imaginais aisément, n’avaient eu de difficulté à rencontrer des gens pour se soucier d’eux. Seule leur fille devait se passer d’amour.

    « Elle travaillait dans votre entreprise. Quels autres intérêts avait-elle?

    – Oh, elle lisait énormément. Elle avait une vague velléité de devenir écrivain, et elle avait écrit des choses pour son magazine de l’école, qui étaient plutôt bonnes, à mon avis », me dit Gregory.

    « Très bonnes. » Mme Fabian donnait son plein appui à sa fille morte.

    « Elle n’est pas allée beaucoup plus loin que ça, j’en ai peur. Je lui ai suggéré de venir travailler pour nous, ce qui lui laisserait du temps libre pour écrire. Si cela lui semblait devoir réussir – l’écriture, je veux dire – je l’aurais soutenue. » « Occupe-toi un peu d’immobilier, chérie, avant de publier un best-seller » : je pouvais imaginer avec quel charme Gregory Fabian avait dit cela, et sa fille, peu sûre de son talent, avait accepté. Un arrangement fatal : si elle s’était accrochée à la littérature, elle n’aurait jamais eu de rendez-vous dans une maisonnette de Notting Hill.

    « Que lisait-elle?

    – Oh, toutes sortes de choses. Surtout des auteurs du XIXème siècle. À l’ordinaire elle parlait de devenir romancière.

    – Ses préférées étaient les Brontë », se souvint Mme Fabian.

    « Ah oui, les Brontë. Charlotte surtout. Elle était très romantique de nature. » Le père de Veronica eut un sourire, me sembla-t-il, plein de compréhension.

    « Cet homme Morrison, dis-je, quel qu’il puisse être, apparaît sans cesse dans son agenda de bureau. Personne là-bas ne paraît en avoir entendu parler. Ça n’a jamais été un client à vous?

    – Non, si loin que j’aie porté mes recherches. Il n’y a pas trace d’une correspondance avec lui.

    – Vous ne connaissez pas un de ses amis qui aurait porté ce nom?

    – Nous avons demandé, bien entendu. Personne n’a entendu parler de lui. »

    Je me levai et allai jusqu’à la fenêtre noire. En regardant vers l’extérieur, tout ce que je pouvais voir, c’est ma binette reflétée par la glace, celle d’un vieux canasson de l’Old Bailey, confortablement rembourré, mais tiraillé par le souci, engagé qu’il était dans cette étrange poursuite.

    « Pourtant, dans son agenda, elle semble avoir eu six rendez-vous antérieurs avec lui.

    – Bien sûr – M. Fabian me souriait en manière d’excuse, comme pour dire qu’il lui plaisait peu de faire remarquer quelque chose d’aussi évident – nous ne savons rien d’elle. On ne sait jamais, pas vrai? Même pas de sa propre fille.

    – Passons, alors. Que savez-vous de Christopher Jago? Vous devez l’avoir croisé professionnellement parlant.

    – Pas vraiment. » Gregory Fabian avait cessé de sourire. « Il a, disons, un autre type de travail.

    – Et le fait d’une manière différente », ajouta le fils.

    « Qu’est-ce que vous voulez dire?

    – Eh bien, nous avons entendu des choses. On entend des choses…

    – Quelle sorte de choses?

    – Sous-évaluer des maisons. Pousser les propriétaires à vendre à bon marché à un type qui est en réalité un copain de l’agent. L’ami revend au juste prix, et partage les bénéfices avec l’agent.

    – Nous n’en avons pas de preuve », me dit Gregory. « Il ne serait pas correct de notre part de supposer ses agissements. Apparemment, c’est un agent du type plutôt tape-à-l’œil, mais en réalité c’est tout ce que nous pouvons en dire.

    – C’est un voyou » : Roger était plus affirmatif. « Et il a la tête de l’emploi. »

    Ils se turent alors, me sembla-t-il, un moment, effrayés par le mystère qui avait perturbé leur tranquille vie de famille. Roger traversa la pièce derrière moi et ferma les tentures, bouchant l’accès aux ténèbres.

    « Elle n’avait pas été volée. Elle n’avait subi aucune violence sexuelle. Autant que nous sachions, elle ne s’était querellée avec personne, et Jago ne la connaissait même pas. Pourquoi diable aurait-il voulu la tuer? » demandai-je aux Fabian, et ils restèrent assis en silence, tristes et troublés.

    « La police non plus ne pouvait répondre à cette question », dis-je. « C’est peut-être pour cela qu’ils l’ont laissé partir. »

    Je quittai seul la maison, Pyecraft restant en arrière pour discuter des conséquences de la mort de la jeune fille sur certains trusts familiaux. Gregory m’accompagna au bas de l’escalier, et, tout en m’aidant à renfiler mon manteau, il dit calmement : « Je ne sais pas si Francis Pyecraft vous a expliqué, au sujet de Vetonica.

    – Non. Quoi donc?

    – En fait, ce n’est pas notre fille.

    – Non?

    – Non. Après la naissance de Roger, nous avons terriblement désiré une fille. Evelyn ne pouvait plus avoir d’enfant, de sorte que nous avons choisi l’adoption. Bien sûr, nous l’aimions autant que Roger. Mais à présent, eh bien, il me semble que ça donne encore plus d’importance à ce qu’elle soit traitée justement. » De nouveau, pensai-je, le voilà qui parlait comme si Veronica était encore en vie, attendant avec passion l’issue du procès. Il dit alors : « Il y a toujours un enfant dont vous sentez qu’il a besoin d’une protection spéciale. »

 

    Vint Noël, qui nous trouva assis dans la cuisine, autour du cercueil blanc du Crock-a-Gleam qui clignotait, soupirait, rotait de temps en temps, et finit pas nous délivrer notre vaisselle. Pendant que je sauvais les plats brûlants d’un nuage de vapeur, la veuve Charmian déclara : « Au moins j’ai amené Howard à se fendre d’un lave-vaisselle pour toi, Hilda. J’aurai réussi ça.

    – Ce n’est pas vous (j’avais depuis longtemps renoncé à persuader notre hôte d’user de mon prénom exact) qui me l’avez fait acheter. – Ah? » Charmian était vexée. « Et qui, alors?

    – La personne, je suppose, quelle qu’elle soit, qui a tué Veronica Fabian. » Je ne sais pas pourquoi je captais chez Charmian un net relent d’Harpagon. Plus tard, quand nous ouvrîmes nos cadeaux au salon, j’avais offert à Hilda un flacon d’eau de Lavande, dont elle use, je pense, à des fins de thésaurisation [1], et je découvris que les trois paires de chaussettes foncées, emballées dans du papier décoré de feuilles de houx, étaient exactement ce que je désirais. Hilda ouvrit un petit pot de verre, qui contenait de la crème blanche dégageant une odeur d’huile capillaire et de vaseline.

    « Oh, charmant! » Celle-Qui-Doit-Être-Obéie faisait de son mieux pour ne pas manifester de déception. « Qu’est-ce que c’est, Charmian?

    – Une crème homéopathique spéciale pour la peau, ma chère Hilda. » Pendant quoi, notre invitée déchirait le papier du service à thé en porcelaine extra-fine pour lequel nous avions, j’en étais convaincu, beaucoup trop dépensé. « Il faut bien faire quelque chose pour tes pauvres mains usées par le travail, n’est-ce pas? Est-ce que ceci m’est vraiment destiné? » Elle regarda son cadeau avec un amusement rien moins que dissimulé. « Quelles amusantes petites tasses et soucoupes! Et comme c’est gentil de votre part d’être allés les acheter! À moins que ce n’ait été un autre vieux cadeau de Noël de Dodo Mackintosh? » C’en dit long sur la terreur qu’elle inspirait à Hilda, et sur mon propre self-control d’acier qu’aucun de nous ne se soit levé pour assommer la bonne femme à coups d’arbre de Noël.

 

[1] for laying-down purposes : pas sûr du tout de ma trado, mais il précise à plusieurs reprises, dans d’autres recueils, qu’il s’agit d’un cadeau traditionnel dans le couple, et que sa femme ne s’en sert jamais.

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