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Myshelf

[Rumpole à l’accusation, 5]

4 Mars 2016, 08:24am

Publié par Narcipat

    Après des Fêtes de cette nature, il ne vous surprendra pas d’apprendre que je saisis l’occasion la plus proche de retourner à mon poste de travail d’Equity Court, où je ne trouvai guère de travail en train. Le peu d’avocats et de clercs qui se montraient semblaient en état de somnambulisme. Je me repliai sur le bar à vin Pommeroy, où même le houx semblait avoir la gueule de bois, et où mon distingué confrère Claude Erskine-Brown, d’une manière mélancolique et réservée, jouait avec une demi-bouteille de rouge Pommeroy haut-de-gamme-plus, façon St Émilion.

    « Tu erres solitaire comme un Claude [1] », lui dis-je. « Es-tu venu travailler?

    – Je suis venu », dit-il avec tristesse « parce que je ne pouvais pas rester chez moi.

    – À cause de visiteurs de Noël?

    – Non. À cause du réducteur [2]. »

    Je ne saisis pas son propos. Avait-il perdu l’esprit, et imaginait-il quelque bizarre diminution de taille de sa maison d’Islington, lui rendant impossible de passer par la porte?

    « Le quoi?

    – Le réducteur de têtes. Phillida est au courant de cette histoire d’enveloppe falsifiée. Ballard lui en a parlé.

    – Ah oui. » Je connaissais mon Sam-le-Suiffeux. « Je parie qu’elle a apprécié.

    – Elle s’est montrée très compréhensive.

    – Tu as dit que tu étais innocent, et elle t’a cru?

    – Non, elle ne m’a pas cru. Mais elle s’est montrée très compréhensive.

    – Ah?

    – Elle prétend que c’est la crise de la quarantaine. Cela arrive aux gens qui touchent au milieu de la vie. Surtout des femmes, qui piquent des choses à Sainsbury’s. Mais Philly pense qu’il y a aussi pas mal d’hommes qui deviennent fous. Alors elle m’a dit que c’était une sorte d’appel à l’aide et qu’elle me soutiendrait, à condition que j’aille chez un psy.

    – Et alors?

    – Il m’a semblé plus facile de donner une sorte d’accord. » Pauvre vieux Claude, voilà que toute pétillance l’avait quitté, et qu’il se portait volontaire pour rejoindre la grande armée des inadaptés. « Elle m’a pris rendez-vous avec une Dr Gertrude Hauser qui habite Belsize Park.

    – Et qu’a-t-elle à dire, cette Dr Gertrude?

    – Eh bien, tout d’abord, elle avait ce vieux sofa plutôt dégoûtant, avec un bout de Kleenex sur l’oreiller. Elle m’a fait coucher là-dessus, je me sentais un peu idiot. Puis elle m’a interrogé sur mon enfance, que je lui ai racontée. Sur ce, elle m’a dit que tout le problème venait de ce que j’avais envie de coucher avec ma mère.

    – Et c’était le cas?

    – Quoi?

    – Tu avais envie de coucher avec ta mère?

    – Bien sûr que non. Maman ne l’aurait jamais toléré.

    – Je suppose que non.

    – Tout à fait honnêtement, Rumpole, maman était, de bien des façons, absolument adorable, mais – sans vouloir t’offenser, bien entendu – elle était corpulente. Je n’avais pas ombre de désir pour elle.

    – Tu as dit ça à Gertrude?

    – Oui. Je lui ai dit tout à fait honnêtement que je n’aurais pas couché avec maman sur une île déserte.

    – Et qu’a dit le psy?

    – Qu’elle allait écrire : “Fantasme d’être seul avec sa mère sur une île déserte”. Franchement, je ne peux pas retourner chez le Dr Hauser.

    – Non. Probablement pas.

    – Tous ces parlotes sur maman. C’est vraiment trop gênant. Elle aurait détesté ça, si elle était encore en vie.

    – Oui. Je vois. Excuse-moi un moment. » Je me séparai du patient réticent pour gagner un coin où j’avais vu Mizz Liz Probert s’installer devant un verre de piquette Pommeroy nouvellement annoncée comme bio (et que je soupçonnais fortement d’être la vieille, avec une nouvelle étiquette vert-fluo sur la bouteille). J’avais besoin de lui demander des renseignements plus détaillés sur un certain sujet.

    « Écoute-moi, Liz. » Je tirai une chaise. « Comment savais-tu tout ça au sujet de Christopher Jago?

    – Tu ne peux pas t’asseoir ici, répondit-elle. J’attends Dave Inchcape.

    – Juste jusqu’à ce qu’il arrive. Comment savais-tu que Jago n’avait pas fréquenté d’école privée, par exemple?

    – Il me l’a dit.

    – Tu l’as rencontré?

    – Oh, oui. C’est lui qui nous a procuré notre appartement, à Dave et à moi. Et je dois te dire, Rumpole, qu’il s’est montré absolument honnête et digne de confiance durant toute la transaction. » J’avais oublié que Liz et Dave avaient pris ensemble un crédit immobilier, et vivaient heureux pour toujours quelque part du côté de Ladbroke Grove.

    – Qu’est-ce que tu veux dire par honnête et digne de confiance?

    – Eh bien, on a eu notre logement à très bon marché, si l’on compare au prix que Fabian et Winchelsea exigeaient pour les autres appartements que nous avons visités. Il n’a jamais élevé le prix ni n’a joué de la surenchère d’autres clients, et il nous a aidés à obtenir notre prêt. Ah, et il ne m’a pas tapé sur le crâne avec un knobkerrie zoulou.

    – Oui. Je m’en aperçois. Quoi d’autre à son sujet? Est-ce qu’il avait une femme, une petite amie – quoi que ce soit de ce genre?

    – Des centaines de petites amies, à mon avis. Il est plutôt séduisant. Grand, beau, bien bâti. Alors tu vois. Je ne témoignerai pas pour l’accusation.

    – J’imagine d’après tes dires que tu ne viendrais pas prendre des notes pour moi, en tant que junior?

    – Tu dois blaguer! » Mizz Liz avala une gorgée du liquide prétendument bio et me regarda avec mépris.

    – Je vais devoir le demander à ton concubin.

    – Épargne ta salive. Tricia Benbow a déjà fait appel à Dave pour la défense. Il sait que je ne lui adresserais plus la parole de ma vie s’il se joignait à une accusation.

    – Christopher Jago s’est adressé à La Belle* Benbow?

    – Oh oui. Il m’a demandé si je connaissais un brillant avoué, et a ajouté qu’il préférait les femmes dans sa vie. Je le lui ai donc envoyé.

    – Mais Dave Inchcape ne va pas se charger de l’affaire seul? Sans vouloir l’offenser, il n’est toujours qu’un débutant.

    – Il a un leader.

    – Qui? » Un adversaire, espérais-je, digne de mon fer. Liz me regarda un moment, comme si elle s’était délectée des nouvelles qu’elle avait à me donner.

    « Notre chef de cabinet », me dit-elle.

    « Ciel! » Je m’étranglai presque avec mon Château-Ordinaire chimique et non-bio. «“C’est ainsi que le tourniquet du temps amène les représailles! [1]” Rumpole à l’Accusation, et Ballard à la Défense. Il ferait mieux de s’asseoir près de moi. Il pourrait attraper quelque talent passif d’avocat. »

    Avant de sortir, j’avais un message pour Claude Erskine-Brown, qui attardait encore sa pâleur dans le coin : « Viens donc m’aider pour le “meurtre des Mews”. Sois mon junior zélé. Oublie un peu ta mère.

    « Rumpole! » L’homme semblait peiné, et je m’empressai de le réconforter : « Au moins tu rencontreras quelqu’un qui est plus profond dans la m… que toi, mon cher vieux! »

 

    Détenteur de deux visions de Christopher Jago aussi contradictoires que celles que m’avaient fournies les Fabian et Mizz Liz Probert, je décidai qu’un petit travail d’investigation s’imposait.

    Je pouvais difficilement demander à Francis Pyecraft d’aller traîner dans le genre de pubs et de clubs que fréquentait Jago : en conséquence, je fis appel aux services de mon vieil ami et associé Ferdinand Isaac Gerald Newton, connu dans le métier comme Figue Newton. On pouvait traverser bien des bars sans guère remarquer les joues creuses, la physionomie lugubre d’un homme assis dans un coin paisible, à caresser une demi-pinte de Guinness, et apparemment captivé par les mots croisés du Times, qu’il résout, j’ai honte de l’avouer, en presque moins de temps qu’il ne m’en prend d’identifier les citations. Mais il passe à l’aspirateur la moindre bribe de bavardage et d’information lâchés dans un rayon étrangement large. On ne peut faire de briques sans paille, et Figue est le fournisseur de paille des meilleurs défenseurs de l’Old Bailey. À présent il allait avoir la chance, comme moi, de voir la vie par la face de l’Accusation.

    Je le rencontrai deux semaines plus tard chez Pommeroy. Il souffrait, comme à l’ordinaire, d’un mauvais rhume, ayant passé la majeure partie de la nuit debout, à garder un immeuble à l’œil dans le cadre d’une affaire matrimoniale, mais entre deux gros efforts au mouchoir, il fut à même de m’en dire pas mal. Notre gibier habitait à côté de Shepherd Bush Road une maison de 1930, dont le rez-de-chaussée lui servait de bureau. Il roulait en Alfa-Romeo bleu électrique, la voiture qui avait provoqué son arrestation. Il était bien connu dans un certain nombre de pubs autour de Maida Vale et de Notting Hill Gate, où se situaient un bon nombre des propriétés dont il s’occupait. Il n’était pas marié, mais sortait avec une succession ininterrompue de filles, son goût se portant sur les secrétaires et réceptionnistes jolies et blondes. Aucune d’entre elles ne durait très longtemps, et, au Benedict Arms, un de ses bistrots préférés à côté de Regent’s Canal, les serveurs du bar prenaient des paris sur le temps que mettrait telle ou telle fille à être remplacée.

    Il y avait une exception notable, toutefois, à cette armée scénique de désirables jeunes femmes. En une demi-douzaine d’occasions, le suspect était venu au Benedict Arms avec une grande fille gauche, pâle et peu attirante. Ils s’étaient installés dans un coin, loin de la foule, et semblaient avoir eu beaucoup à se dire. Quand Figue me dit cela, une ampoule s’alluma, je frappai la table dans mon excitation, bousculant les verres et attirant les regards des travailleurs de la loi qui buvaient avec zèle autour de nous : je venais de me rappeler ce que je savais d’Arthur Morrison.

    Sur le chemin du retour, j’allai vérifier les faits à la bibliothèque, vu que Veronica Fabian en connaissait sans nul doute nettement plus que moi sur les romanciers mineurs du siècle précédent. Arthur Morrison, auteur prolifique, était né en 1863, et avait vécu jusqu’à la seconde guerre mondiale. Son livre le plus connu, relatif à la vie dans l’East End de Londres, avait été publié en 1896. Il s’appelait Un enfant des Jago.

    Je remis le Companion to English Literature [4] sur le rayon de la bibliothèque avec un sentiment de soulagement. Dieu veillait dans son Paradis : la veuve Charmian, en dépit d’une invitation pressante à rester que lui avait adressée Hilda, était retournée à Guildford, et la première poursuite que j’eusse jamais prise en charge semblait promise à une victoire. Comme je l’ai dit, je répugne fortement à m’embarquer dans une affaire sans être absolument sûr de l’emporter.

 

 

[1] « You ‘re wandering lonely as a Claude » : équivoque sur Claude et cloud (nuage) et rappel du premier vers (« I wandered lonely as a cloud ») du poème anglais de plus célèbre, peut-être, du moins en France un y a 55 ans : les Daffodils de William Wordsworth.

 

[2] Shrink signifie à la fois recul, rétrécissement, réduction et psy. On peut s’en tirer à peu près avec réducteur de têtes, origine du sens second.

 

[3] Thus the whirligig of times brings in his revenges : Shakespeare, La nuit des rois, V, 1.

 

[4] The Oxford Companion to English Literature Companion to English Literature. Manuel paru pour la première fois en 1932, et dont la dernière mouture date de 2009.