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Myshelf

[Rumpole à l’accusation, 6]

5 Mars 2016, 03:25am

Publié par Narcipat

« Plaise à vous, Monsieur le Juge, Mesdames et Messieurs du Jury, je me présente dans cette affaire avec mon distingué confrère, M. Claude Erskine-Brown, pour l’Accusation. La Défense de Christopher Jago est entre les mains de mes distingués confrères, M. Samuel Ballard et M. David Inchcape. » En prononçant ces paroles inaccoutumées, je fis l’insolite expérience de voir l’homme en rouge qui siégeait me faire accueil avec la sorte de sourire flagorneur qu’il réservait usuellement à ses visites aux juges de la Cour Suprême ou aux plaignantes d’une beauté remarquable qui se présentaient à la barre des témoins..

    « Avez-vous dit que vous étiez ici pour l’Accusation?

    – C’est cela, Monsieur le Juge.

    – Membres du Jury – M. Justice Oliphant, selon sa coutume, s’adressait aux Dames et Messieurs du Jury comme à un groupe d’enfants sous-éduqués, et présentant une ouïe défectueuse – M. Rumpole va vous exposer l’affaire. En termes très simples. N’est-ce pas exact, M. Rumpole?

    – Je l’espère, M. le Juge.

    – L’avis que je vous donne est donc de rester assis en silence et de lui accorder toute votre attention. La Défense aura sa chance ultérieurement. » Cette allusion poussa Sam Ballard à décoller son postérieur de son banc et à sourire de manière engageante, ouverture que M. Justice “Ollie” Oliphant ignora totalement. Ollie vient des régions nord, et se vante d’être un diamant brut qui use d’un robuste sens commun. J’espérais qu’il n’allait pas m’aider à l’excès. La plupart des acquittements surviennent lorsque le juge écœure le jury en ajoutant trop d’œufs au pudding de l’Accusation.

    Nous nous mîmes donc au travail dans la chambre n°1. Les deux Fabian authentiques, le père et le fils, étaient assis en face de moi. Personne ne pouvait former un plus grand contraste avec eux que l’homme assis au banc des accusés. Il était grand, plus d‘1m90, et portait un bronzage d’hiver qu’il devait probablement à une lampe, autant qu’à des visites à Marbella. Sa chevelure, à l’évidence victime de nombreuses heures de travail au sèche-cheveux, bouffait devant, et, derrière, lui dévalait presque jusqu’aux épaules. Sa moustache tombante et le large bracelet de sa montre avaient la couleur du vieil or, et celle de son costume, comme celle de sa voiture, aurait dû être définie comme “bleu électrique”. Il ressemblait moins au “voyou” dont l’avait gratifié Roger Fabian qu’à un footballeur professionnel dont les vies privée et professionnelle auraient été continuellement mêlées et sens dessus-dessous. Il paressait sur le banc entre deux policiers, ses longues jambes étirées devant lui, affectant alternativement l’ennui et l’amusement. Sous ces dehors, pensai-je, il était probablement terrifié.

    J’étais donc là, présentant mon affaire au jury de la manière la plus neutre que je susse. Je décrivis la maisonnette comme je me rappelais l’avoir vue lors de mon inspection de la scène du crime : les pièces exiguës, le frisson que donnait cette maison inutilisée, les sculptures et armes africaines sur les murs. Je demandai au jury d’imaginer cette jeune attachée de l’agence immobilière, attendant dans l’entrée, ayant laissé la porte ouverte, d’accueillir l’homme qui lui avait téléphoné.

    Qui était-il? M. Morrison? Ou ne s’agissait-il là que d’un nom destiné à dissimuler l’identité d’un homme qu’elle connaissait fort bien? J’exposai au jury ma théorie selon laquelle cette jeune lettrée avait emprunté le nom de l’auteur d’un livre comportant Jago dans son titre. J’attendis alors que Ballard bondisse sur ses pieds, comme je l’aurais fait à la Défense, pour dénoncer cette théorie comme une élucubration fumeuse et typiquement rumpoléenne. J’attendis en vain. Ballard resta assis inerte, le visage à la vérité éclairé d’une sourire inhabituellement satisfait, dérivant peut-être d’une légère jouissance sensuelle passive, due à la présence proche et parfumée de son avouée, Melle Tricia Benbow.

    « La Défense plaidera certainement qu’il existe un vrai Arthur Morrison qui a rencontré Veronica Fabien dans les Mews et l’a tuée avant que Jago ne soit arrivé sur scène. »

    Une fois de plus Ballard ne répondit que par un silence assourdissant, tout en fixant admirativement la nuque de son avouée. Mes instincts de défenseur l’emportèrent. Jago pouvait avoir été un agent immobilier véreux à la vie privée lamentable, et doté d’un goût effroyable en matière de costumes, il n’en méritait pas moins que les points en sa faveur fussent signalés aussitôt que possible. « C’est bien ce que vous avez l’intention de plaider, Ballard? » demandai-je d’un grommellement sotto voce.

    « Ah oui. » Ballard bondit docilement sur ses deux pieds. « S’il plaît à Monsieur le Juge. Il sera de mon devoir de soumettre à Monsieur le Juge, quand le temps en sera venu et entièrement à la commodité de M. le Juge, que le jury aura à considérer le rôle de Morrison dans cette affaire avec beaucoup de sérieux, beaucoup de sérieux à n’en pas douter.

    – S’il y a un Morrison, M. Ballard. Il faut user de notre bon sens à ce sujet, n’est-ce pas? » fit remarquer M. le Juge.

    « Oui, bien sûr. S’il plaît à M. le Juge » : Ballard rendait les armes sans lutter plus avant. L’intervention du juge m’avait quelque peu agacé. Je me sentais comme un joueur de tennis qui aurait attendu une balle amicale, et verrait tout à coup l’arbitre balancer des briques à son adversaire.

    « Bien sûr, je concède que nous avons pu faire erreur quant aux raisons pour lesquelles Veronica Fabian a usé de ce nom pour noter son rendez-vous de huit heures et demie.

    – Usez de votre sens commun, M. Rumpole, de grâce » : le ton de M. le Juge s’était fait distinctement moins amical. « M. Ballard ne vous a pas demandé de concéder quoi que ce soit. Votre travail consiste à présenter le point de vue de l’Accusation. Poursuivons sur cette voie.. »

    Les Fabian, père et fils, me regardaient, et c’est leur demande de justice, plutôt que l’improbation d’Oliver Oliphant, qui me fit revenir à l’attaque. « En tout cas, Mesdames et Messieurs du Jury, j’ai l’intention de prouver par des témoignages que Jago rencontrait la jeune fille assez régulièrement, dans un café du nom de Benedict Arms, et qu’il avait avec elle des conversations longues et intimes. Il sera aussi établi qu’il a prétendu auprès de la police…

    – ne l’avoir jamais rencontrée de sa vie! » M. Justice Oliphant ressemblait à l’obligeante épouse qui fournit toujours le mot de la fin aux meilleures histoires que conte son mari.

    « J’y venais, Monsieur le Juge.

    – Venez-y, alors, M. Rumpole. Combien de temps est supposé durer ce procès? »

    Ma réaction à ce genre de remarque fut instinctive. « Cela durera, Monsieur le Juge, aussi longtemps qu’il faudra au jury pour considérer tout élément, aussi bien en faveur de l’accusé que contre lui, et de décider s’il peut être sûr ou non de sa culpabilité. » Je me sentais mieux à présent, chez moi dans mes disputes familières avec le Juge. Ollie ouvrit la bouche, assurément pour s’exonérer d’une dose supplémentaire de robuste sens commun, mais je poursuivis avant qu’il eût pu émettre un son. 

    « La police a décidé de ne pas inculper Jago parce que le crime n’avait pas de mobile apparent. Mais s’il connaissait Veronica Fabian, s’ils avaient quelque sorte de relation, ils auraient pu avoir à considérer pour quelle raison il s’est enfui de cette maison, où Veronica était étendue morte, et n’a parlé à personne de ce qu’il avait vu. En fin de compte, Mesdames et Messieurs du Jury, c’est à vous de dire pourquoi il a menti à la police et prétendu qu’il ne l’avait jamais rencontrée. » Je répétai alors la phrase que j’avais si souvent prononcée de l’autre côté de la barrière : « Vous ne rendrez un verdict de culpabilité que si vous êtes absolument sûrs que c’est la seule réponse. C’est ce que nous appelons le fil d’or autour duquel est tressée la justice anglaise. »

 

    Nous commençâmes donc à appeler les témoins, à produire les photographies, et à écouter les accents monotones des policiers qui se rafraîchissaient la mémoire à leurs carnets de notes. Lorsque j’étais défenseur, chaque témoin constituait un défi : il fallait l’attirer dans telle ou telle direction, en usant de charme, d’autorité ou de hauteur dédaigneuse, pour lui faire fournir tel ou tel fragment de vérité susceptible d’aider le client présent au banc des accusés. À présent, tout ce que j’avais à faire, c’était de les laisser jacasser, et poursuivre me paraissait un boulot assommant. Arriva alors le policier responsable de la scène du crime, qui brandit le knobkerrie fatal, avec sa lourde extrémité arrondie, toujours taché de sang, et protégé par de la cellophane, comme l’était le manche d’un mètre. Ballard, qui était resté assis coi pendant cette exposition de preuves de l’accusation, ne manifesta pas la moindre curiosité pour l’arme, et dit qu’il n’avait pas de questions.

    « Et les empreintes digitales? » Je ne pouvais m’empêcher de souffler à mon soi-disant adversaire, un bretteur qui, à ce moment précis, était à peine digne de mon attention, ne parlons même pas de ma lame.

    « Et les empreintes digitales? » chuchota Ballard comme un écho, pris d’une panique soudaine. « Celles de Jago n’y sont pas, pas vrai?

    – Bien sûr que non! » Dès lors mon chuchotement était devenu tout à fait audible. « Il n’y a pas d’empreintes du tout. »

    « M. Rumpole », trompeta la voix du robuste bon sens depuis le siège du juge, « je pensais que vous nous aviez dit représenter l’Accusation. Si M. Ballard est désireux de poser une question pour la Défense, nul doute qu’il ne se lève sur ses deux jambes pour le faire! » J’en doutais plutôt, pour ma part; mais en fait, Sam-le-Suiffeux finit par se dérouler, se lever de toute sa hauteur, et par dire : « Inspecteur. Laissez-moi vous dire ceci : Il n’y a absolument aucune empreinte de Christopher Jago sur le manche de cette arme, n’est-ce pas?

    – Il n’y a aucune empreinte digitale de qui que ce soit, Monsieur le Juge.

    – Je vous suis très obligé. Merci, Inspecteur. » Ballard s’inclina avec une visible satisfaction, et s’assit. Je l’entendis glisser à son junior : « Je suis content d’avoir réussi à lui arracher ça. »

    Plus tard, nous vîmes venir le policier qui s’était chargé de l’enquête, l’Inspecteur-Chef Brush, et bien qu’il fût, pour la première fois de tous les temps, mon témoin, je ne pus résister à l’asticoter un peu.

    « Dites-moi, Inspecteur-Chef. Après la découverte du corps, vous avez passé pas mal de temps et vous êtes donné bien du souci à rechercher Arthur Morrison.

    – Oui, Monsieur le Juge

    – En fait, Morrison a toujours été votre suspect n°1.

    – Il l’est toujours, Monsieur le Juge.

    – Vous n’admettez pas qu’Arthur Morrison et Jago ne faisaient qu’un? »

    Il y eut une pause suivie de : « Je suppose que cela peut être une possibilité. »

    « Et qu’Arthur Morrison était un écrivain décédé.

    – Je ne suis pas très au courant des écrivains décédés, M. Rumpole. »

    Pour le coup, au moins, l’Inspecteur-Chef disait la vérité..

    « Si vous aviez su, quoi qu’il en soit de l’existence de Morrison, que Jago avait rencontré régulièrement la jeune fille, est-ce que ça n’aurait pas modifié votre décision de ne pas l’inculper? »

    Un long silence suivit ma question, et Brush finit par admettre : « Eh bien oui, Monsieur le Juge, je pense que ç’aurait pu la modifier.

    – Faisons usage de notre bon sens à ce sujet, n’est-ce pas? Ne battons pas la campagne », intervint Ollie. « Jago vous a dit qu’il n’avait jamais rencontré la jeune fille. Si vous aviez su qu’il mentait, vous l’auriez inculpé.

    – Oui, Monsieur le Juge.

    – Eh bien voilà, Mesdames et Messieurs du jury. Nous y sommes arrivés à la fin, grâce à un peu de sens commun terre-à-terre. » M. Justice Oliphant m’avait rejoint en tant que leader de l’Accusation. Et l’on aurait pu s’en tenir là, mais il y avait une autre question que quelqu’un devait poser, et je ne pouvais me fier à Ballard pour le faire.

    « Vous avez d’abord interrogé M. Jago parce que vous avez découvert que sa voiture avait été garée devant le 13A de Gissing Mews au moment concerné?

    – Oui.

    – Vous ne saviez pas du tout qu’il était entré dans la maison et avait trouvé le corps?

    – C’est exact.

    – Est-ce une des raisons pour lesquelles il n’a pas été inculpé?

    – C’est une des raisons pour lesquelles nous pensions qu’il jouait franc-jeu avec nous, oui. »

    Je m’assis, ayant établi le meilleur argument de Ballard pour lui. Bien entendu il lui fallut chanceler sur ses semelles et le mettre en pièces. 

    « Et, de votre point de vue, Inspecteur-Chef – Ballard se tenait debout, charmé de lui-même, et se balançant sur la plante des pieds, « pensez-vous toujours qu’il a joué franc-jeu avec vous quant à la manière dont il a trouvé la fille?

    – Je n’en suis pas sûr. » Brush fit une pause, puis répliqua au pauvre cher vieux, droit entre les yeux : « S’il nous mentait en prétendant ne pas connaître la fille, je ne peux pas ajouter foi à la moindre partie de son témoignage, pas vrai? » M. Justice Oliphant transcrivit cette réponse et la souligna de son crayon rouge. Les Fabian avaient l’air de goûter beaucoup plus la façon dont Ballard faisait son affaire que ma propre prestation, mais indéniablement ils étaient trop polis pour le dire.

    À la fin du défilé de nos témoins nous appelâmes mon vieil ami, le professeur Andrew Ackerman, Ackerman de la Morgue, avec qui j’avais passé mainte heure fascinante à disputer de taches de sang et de blessures par balles. Il témoigna que Veronica Fabian était morte d’un coup violent sur l’os frontal, compatible avec une agression au knobkerrie, pièce à conviction n°1. Je lui demandai si le coup lui avait été porté droit sur la tête, et il exclut toute possibilité qu’elle eût été frappée d’un autre côté. D’après la position de la blessure, il était clair, selon lui, que la massue avait été tenue par l’extrémité du manche, et s’était abattue après une trajectoire ascendante. Je sentis que ce témoignage était important, mais au moment où il le donna, je ne pris pas pleine conscience de sa signification.

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