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Myshelf

Le combat pour le cyber-espace

30 Juillet 2015, 10:47am

Publié par Narcipat

La guerre pour reprendre la mainmise des médias, augurée par la création de ces entreprises monstrueuses, se traduisit dans les tranchées par un démantèlement pas à pas de tous les processus qui avaient en premier lieu libéré les médias. Les effets du clavier, de la manette et de la télécommande devaient être inversés.

Pendant que des cyber-optimistes dans mon genre s’époumonaient à proclamer la renaissance numérique, d’autres futuristes, nantis d’une crédibilité professionnelle bien supérieure, s’occupaient à recontextualiser cette renaissance pour permettre son absorption par Wall Street. Si doués qu’ils fussent pour chanter le los de la technologie interactive, ils avaient tout de même quelques problèmes ardus à résoudre avant qu’on ne songe à investir dans leurs visions. Comment quiconque, à part les compagnies de téléphone, pourrait-il tirer un profit de gens qui se bornaient à communiquer les uns avec les autres? La télévision avait ses annonces publicitaires, au cinéma on payait un billet. Des gens qui interagissaient en ligne n’achetaient rien, et ne présentaient pas cet état d’esprit dépendant ou anxieux qui en feraient des cibles faciles. Ils se donnaient du plaisir les uns aux autres.

Voilà qui lançait un sérieux défi à ceux qui souhaitaient se faire de l’argent en ligne. Ils pouvaient soit espérer que l’éthique anticommerciale du premier Internet s’effacerait à mesure que des publics plus traditionnels accéderaient au réseau, soit lancer une campagne de relations publiques destinée à hâter cette conversion. Le lent mais ferme mouvement par lequel Internet fut abandonné à l’usage commercial se situe entre l’authentique conspiration et la dérive inévitable et naturelle. Les joueurs-clés se connaissaient certainement les uns les autres, et souvent menèrent des campagnes concertées. Mais ils se contentaient d’étendre le pouvoir déjà formidable du marché dans une nouvelle arène. Si les forces du marché ont abattu l’Union Soviétique et le Mur de Berlin, elles pouvaient assurément vaincre la résistance de quelques utilisateurs d’Internet.

Leur premier boulot fut d’obtenir à la fois un accueil favorable du public et un soutien financier pour leur appropriation du cyberespace. Il leur fallait persuader les investisseurs qu’il y avait un moyen de se faire de l’argent en ligne, tout en montrant aux netoyens [netizens] que le commerce rendrait Internet plus sûr, moins cher et plus achevé. Qui étaient-ils, exactement? Dans certains cas, de jeunes programmeurs cherchant des moyens de faire déboucher d’impressionnants talents sur des carrières lucratives. Dans d’autres cas, il s’agissait de futuristes reconnus, mais sous-payés, de sociologues ou de philosophes de l’économie désireux de traduire en rentrées monétaires les diverses manières dont ils avaient prévu l’âge numérique. Le reste consistait en gourous du marketing qui avaient déjà utilisé la télévision, le téléphone et le courrier direct avec grand succès, et s’efforçaient d’étendre leur portée.

Ironie du sort, peut-être, ce fut ma foi en les pouvoirs libérateurs du cyberespace qui firent de moi un des derniers à prendre de tels efforts au sérieux, et à reconnaître le potentiel coercitif d’Internet. Je voyais le clavier et la souris comme nos armes les plus efficaces pour contourner l’effet abrutissant des médias traditionnels. Tout comme la télécommande avait déconstruit l’image télévisuelle, et comme la manette l’avait démystifiée, le clavier et la souris engendrèrent une nouvelle génération de tacticiens-bricoleurs des médias. C’est pourquoi, alors même que mes opinions avaient été étudiées par des entreprises qui espéraient exploiter ces technologies à leurs propres fins, je fus incapable de discerner où leurs efforts allaient nous mener.

Au début des années 90, j’assistai à plusieurs réunions chez Harper-Collins (l’éditeur qui avait publié Cyberia), au cours desquelles certains des cadres qui dirigeaient la toute neuve section multimédias de la compagnie voulurent savoir comment se servir de leur riche catalogue pour s’implanter sur Internet. La News Corp. de Rupert Murdoch, à qui appartenait Harper-Collins, avait déjà un service en ligne nommé Delphi. Il y avait sûrement un moyen, pensaient-ils, pour “synergiser” ces deux filiales. La question était seulement de savoir comment s’y prendre. Comme la plupart des compagnies new-yorkaises qui visaient à exploiter Internet, Harper-Colins et Delphi comprirent que l’élément principal qu’ils pouvaient offrir aux consommateurs était du contenu. Je me souviens d’un cadre qui me disait : « San Francisco peut posséder l’interface, c’est New York qui possède le contenu. » Aussi longtemps que le contenu signifiait du texte imprimé, bien entendu, il avait raison. Si Harper-Collins pouvait métamorphoser Internet en chaîne de distribution pour son colossal entrepôt de textes, jeux, et autres matériaux imprimés, cela pouvait rapporter.

Pourtant, après un an passé à publier des livres formats CD-ROM, les cadres d’Harper-Collins réalisèrent que ces produits pour ordinateur n’étaient pas à la taille du frisson de ce rendez-vous vivant avec d’autres êtres humains sur le Net, et, en 1996, ils avaient réduit leur section multimédias à une présence administrative symbolique. D’innombrables compagnies leur emboîtèrent le pas. Il fallait faire quelque chose.

Les commerces avaient échoué dans leurs efforts pour exploiter la ruée initiale sur Internet, mais l’objet de la vraie compétition était de trouver un moyen de faire de l’argent en ligne. De nombreuses compagnies différentes, en travaillant séparément, arrivèrent à une stratégie similaire. La première étape était de revenir sur cette attitude de bricoleur qu’avait initiée le clavier, et de restaurer la prépondérance du contenu commercial sur les relations sociales. Le tour consisterait à changer la perception qu’on avait d’Internet comme médium de communications en celle d’un médium de diffusion, ce qui signifiait de convaincre les utilisateurs que nos interactions l’un avec l’autre étaient moins importantes que les données que nous pouvions télécharger et les objets dont nous pouvions faire l’emplette avec notre nouvel équipement. En conséquence, on piocha le travail de futuristes comme Alvin Toffler et Marshall McLuhan, afin d’en extraire des modèles et des concepts qui pourraient recadrer notre compréhension de ce qui nous arrivait. Voilà comment “l’Âge de l’Information” devint l’étiquette qu’on colla sur la percée des communications. Auparavant, le contenu d’Internet, c’étaient les utilisateurs eux-mêmes. Dès lors, ce serait l’“information”.

En 1995, Nicholas Negroponte, le fondateur du Media-Lab du MIT, sponsorisé par les médias, et qui a considérablement investi dans le magazine Wired, établit une distinction erronée mais calculée entre l’interaction en ligne et celle du monde réel. Il dit que dans le monde réel nous échangeons des atomes, et, dans le monde en ligne, des bits – c’est-à-dire des unités d’information. Negroponte nous voyait entrer dans un âge de l’information, essentiellement caractérisé par le fait que nous allions désormais échanger des données, plutôt que des objets matériels.

Le problème, dans cette réduction de l’interaction en ligne à un échange de bits, et de l’âge de l’interaction à celui de l’information, c’est que cela permet de quantifier le cyberespace, et, en fin de compte, de le réifier. Le fait est que la substance sociale et émotionnelle d’une interaction en ligne ne peut être définie en termes de bits d’information. Dans les limites de la nomenclature de ces cyber-théoriciens, la dimension sociale des transmissions en ligne n’existait tout simplement pas. Internet n’était pas quelque chose avec quoi une personne nouait des relations : c’était un éventail d’informations auxquelles on pouvait avoir accès. Et sur n’importe quel accès on peu coller une étiquette de prix.

La seconde étape de la transformation fut la remystification des médias, qui avaient été démystifiés par la survenue de matériel interactif comme la manette et la télécommande. Wired imprimait des graphiques surchargés et un style plein de mots branchés, alimentant les peurs des débutants qu’Internet fût techniquement complexe et conceptuellement intimidant. Sans instruction adéquate, les utilisateurs s’y perdraient sûrement. Pendant quoi, davantage de publications grand public, comme le magazine Time, elles-même épouvantées par la compétition des nombreux services qui bourgeonnaient en ligne, lançaient de terrifiantes premières pages sur le “cyberporno”. Le New York Timesrapportait que des innocents mettaient en péril leur santé en consultant des praticiens holistiques en ligne, pendant que la radio, aux heures de grande écoute, nous gavait d’histoires sur de dangereux virus informatiques – salades directement empruntées aux communiqués de presse des compagnies de logiciels qui nous vendaient des protections contre ces fléaux.

Une fois qu’Internet fut perçu comme une zone dangereuse qu’il valait mieux traverser avec l’aide d’experts, il ne fallut pas longtemps pour qu’un filtre médiant connu comme le World Wide Web devînt l’outil de navigation préféré. À la différence des messageries électroniques et des forums de discussion, le Web est – pour l’essentiel – un médium lecture-seule. Il est plat et opaque. Vous ne pouvez pas, par son canal, regarder les activités des autres.  Vous n’avez pas de relations sociales quand vous visitez un site Web : vous lisez du texte et vous regardez les images. Ce n’est pas de l’interactivité. Comme un faux décibel-mètre dans un jeu de basket où la foule est incitée à croire que ses applaudissements font réellement bouger l’aiguille, il n’y a rien de réellement participatif là-dedans. À peu près tout le monde peut publier ses idées sur son propre site Web – terrible bond en avant de l’auto-édition! – mais l’interface n’est pas le moins du monde favorable à la conversation [1]. Seulement, ce n’est qu’en compromettant sa fonction de communication que les promoteurs du Web ont pu métamorphoser Internet en galerie marchande. Le seul exutoire interactif qui ait subsisté pour la plupart des utilisateurs, c’est la discussion informelle ou le courrier privé.

Poussant plus loin leur aide à la remystification des nouveaux médias, les concepteurs rendirent les programmes nécessaires à la navigation sur le Web plus complexes que les outils antérieurs. Internet à l’origine avait été bâti et utilisé par des chercheurs et des étudiants usant de “partagiciels” – logiciels distribués et échangés gratuitement. Ces programmes simples fonctionnaient sur les ordinateurs les plus primitifs, et de manière transparente : leurs designs sans chichis et leurs codes librement publiés aidaient les utilisateurs à comprendre comment ils étaient mis sur pied, permettait à tout un chacun de participer à leur développement et de proposer des améliorations. L’Internet d’origine était un “univers du partagiciel”, développé et tenu par ses propres participants.

En 1995, Netscape était devenu une compagnie à but lucratif, et la “guerre des navigateurs” était bien entamée. Une éthique de compétition libérale succédait à l’ère de la compétition en roue libre. Comme s’ils s’étaient fixé la tâche de récrire l’histoire, de nombreux experts et journalistes développèrent une mythologie selon laquelle Internet avait été mis au point non par des chercheurs universitaires, mais par l’armée des États-Unis. Un article très diffusé de l’auteur cyberpunk Bruce Sterling, membre du Global Business Network, supposait qu’Internet était une simple extension de l’effort du Ministère de la Défense pour maintenir une infrastructure de communications dans l’éventualité d’une guerre nucléaire. La vraie histoire d’Internet, y compris la contribution plutôt indirecte de l’armée, fut racontée plus tard par Katie Hafner et Matthew Lyon dans leur livre de 1997, Quand les magiciens se couchent tard, mais les dégâts étaient faits. Internet resterait associé pour toujours à la course aux armements de la guerre froide, ce qui permettait d’occulter plus aisément ses racines communautaires. Quiconque écrivait des articles contestant le mythe d’un Internet fabriqué par les militaires ou les vertus d’un marché libre était prestement étiqueté “gauchiste”.

À mesure que les compagnies à but lucratif occupaient le terrain abandonné par les concepteurs de partagiciels, les programmes, corrélativement, devenaient moins efficients et moins accessibles. On cessa de confier systématiquement au public le code des logiciels pour nous permettre de le modifier et de l’améliorer. Même si on l’avait fait, ces nouveaux programmes étaient trop alambiqués pour qu’un utilisateur moyen les comprît. Nous étions une fois de plus à la merci des compagnies auxquelles nous achetions équipements et logiciels. Les nouvelles versions des logiciels requéraient de nouvelles versions des systèmes d’exploitation, qui à leur tour exigeaient des puces plus puissantes et des augmentations de RAM (mémoire). Les gens qui voulaient utiliser le Web étaient initiés à un cycle sans fin de mises à jour. En une campagne d’obsolescence planifiée auprès de laquelle les combines de l’industrie automobile des années 70 ressemblaient à un jeu d’enfant, les fabricants d’ordinateurs et les compagnies de logiciels conspirèrent pour imposer de plus en plus d’achats. Imaginez ce qui se passerait si les compagnies automobiles contrôlaient non seulement les véhicules, mais les routes. En changeant la nature des surfaces sur lesquelles nous roulons, elles pourraient nous obliger à acheter de nouveaux types de pneus, puis de nouveaux types de voitures convenant auxdits pneus. De la sorte, Microsoft peut se servir d’un code de propriétaire pour développer de nouveaux sites Internet qui réclament de nouveaux types de navigateurs, lesquels exigent de nouveaux types de systèmes d’exploitation, qui eux-mêmes requièrent un matériel amélioré.

La domination du World Wide Web a aussi offert aux compagnies de divertissement, aux commerçants et aux publicitaires un Internet qu’ils pouvaient au moins comprendre. Dès lors, Internet serait traité comme les médias de diffusion qu’ils avaient déjà maîtrisés. L’industrie du divertissement commença à investir lourdement dans la vidéo en ligne et les services de musique, dans l’espoir d’être capable un jour de faire casquer aux gens la réception de tels produits par Internet. Les commerçants comprirent que les sites Web leur donnaient un moyen de mettre en ligne la totalité de leurs catalogues, et que des transactions sécurisées par carte de crédit permettraient aux clients d’acheter tout ce qu’ils voulaient sans sortir de chez eux. Les marketeurs furent ravis de voir se développer un espace médiatique plus docile, dans lequel ils pouvaient colporter leurs marchandises. Ils achetèrent de l’espace sur les sites les plus fréquentés, pour y installer de mielleuses “bannières”, des lopins ruisselant de couleurs, implorant d’être cliqués, et détournant les utilisateurs d’Internet vers des sites commerciaux.

La troisième méthode de prise de contrôle de l’espace interactif passa par la réduction du temps d’attention. Bien que les richesses immobilières d’Internet soient par définition illimitées, la bonne volonté des hommes pour les passer au crible en temps réel ne l’est pas. Reprenant un terme inventé par le sociologue Herbert Simon en 1971, les nouveaux économistes annoncèrent que nous étions entrés dans une “économie de l’attention”, où le seul facteur limitant la capacité des commerçants à gagner de l’argent en ligne était le nombre d’“heures d’œil” qu’ils pouvaient arracher à un Internaute. De nouvelles méthodes de contrôle de l’attention – des interfaces graphiques aux portails Internet – furent recherchées et mises en œuvre, visant les gens habitués à la liberté de la souris et de la télécommande. Pendant quoi, toute cette focalisation sur la capacité de concentration et la jeunesse réfractaire nous a conduits à une rafale de nouvelles sur le trouble du déficit d’attention, qui a son tour poussa les parents inquiets à se procurer des médicaments comme le Ritalin pour leurs enfants, de manière à ce qu’ils puissent tirer leur épingle du jeu sur le marché complexe et en voie d’accélération constante du XXIème siècle.

 

1. Rappelons que le bouquin date de plus de quinze ans. Évidemment, j’aurais tendance à dire que pour l’essentiel rien n’a changé : il suffit de considérer un blog comme le présent, qui, au bout d’un millier d’articles, reçoit en moyenne deux commentaires par an, au surplus insignifiants. À la plupart de ses utilisateurs, Internet n’a donné que l’illusion de la visibilité, c’est une fenêtre peinte en trompe-l’œil sur le mur. Mais faut-il en accuser l’outil? Un dialogue constructif et fructifère est parfaitement possible avec les moyens du bord. Le problème, c’est que de par toute leur formation au sein d’une idéologie pseudo-méritocratique qui substitue la prétendue tolérance à l’écoute réelle, “les gens” ne font que professer pour ce qui n’est pas eux un intérêt qu’ils ne ressentent à aucun degré.

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