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Myshelf

Le rêve de Vernon Jordan

28 Juillet 2015, 04:31am

Publié par Narcipat

 

 

LE RÊVE DE VERNON JORDAN

-----------------------------------------------

 

J’étais là quand Vernon Jordan fit son discours “J’ai un rêve”.

Quand il termina, il n’y avait plus un siège sec dans la salle.

Jordan est un sacré mec – plus malin qu’un arbre couvert de hiboux [1]il a toujours un sourire engageant pour vous accueillir, et il peut rivaliser avec les meilleurs sur une estrade. Dans les années soixante, il s’est montré un défenseur important et avisé des droits civiques, et s’est retrouvé en fin de compte à la tête de la Ligue Urbaine, où il se frotta pour la première fois à l’argent lourd des 500 compagnies les plus riches, dont certaines finançaient la Ligue. Vernon découvrit qu’il faisait bien en vert [2], et il impressionna visiblement les compagnies, de sorte que dans les années 80 il avait fait le saut des rues aux suites, et était devenu un défenseur important et avisé des entreprises.

Depuis lors, il s’est confortablement installé dans la puissante firme de lobbying du doyen politique Bob Strauss, et il est rapidement devenu un joueur de haut niveau parmi les initiés de Washington et de Wall Street, s’occupant des affaires de clients comme Philip Morris, American Airlines, et des douzaines d’autres. Et tout à coup le voilà sacré membre à part entière de la classe patronale, ne se contentant plus de plaider pour les gros, mais siégeant aux conseils d’administrations de… tambours, s’il vous plaît :

American express

Bankers Trust

Corning

Dow Jones

JCPenney

Revlon

RJR Nabisco

Ryder Systems

Sara Lee

Union Carbide

Xerox

Pendant que Jordan poursuivait son ascension dans le monde des entreprises, il croisa le chemin d’un autre nouveau venu, le gouverneur de l’Arkansas Bill Clinton. Ça bicha entre eux deux, et à présent Jordan est Meilleur Pote du Président – faisant office de partenaire de golf, de confident de la famille, de chef intérimaire pendant le premier mandat de Clinton, d’éminence grise sur tout sujet, depuis les problèmes légaux jusqu’à la manière de pousser l’ALENA au Congrès, de consigliere, de faiseur de pluie financier, et de chef de claque politique.

C’est ce dernier rôle qui amena Jordan à New York en juillet 1992, où il fit ce discours qui flambe encore dans ma mémoire. Il était là pour soutenir la nomination de Clinton à la présidence de la Convention Nationale Démocrate de cette année-là.

Entré par les coulisses : moi. J’étais un délégué du Texas à la convention – en fait, un “superdélégué”, désignation technique qui ne signifiait rien, si ce n’est que mes amis texans m’appelaient “Votre Supériorité” avec un ricanement sarcastique. Ayant assisté à trois conventions nationales, et ayant eu le privilège de parler à deux d’entre elles, je me réjouissais à l’avance de celle-ci, n’ayant pas de tâche lourde, et pouvant me permettre d’en profiter. Aux primaires démocrates, j’avais soutenu la candidature du sénateur Tom Harkin, puis je m’étais reporté sur Jerry Brown quand Harkin avait été éjecté, de sorte que je n’étais pas vraiment sur la liste de choix de Clinton à New-York. En réalité, j’étais un des rares délégués qui ne se présentaient pas comme ADB (Ami De Bill), si toutefois ils ne prétendaient pas avoir partagé sa piaule à Oxford (évidemment qu’il n’a pas inhalé! [3] Il y avait trop de cothurnes dans la pièce pour pouvoir y respirer!).

Si j’étais arrivé si tard dans le train en marche, c’est que je connaissais Clinton politiquement. En tant que commissaire à l’agriculture du Texas pendant la crise des fermes familiales et les défilés de tracteurs des années quatre-vingt, j’avais rendu visite au gouverneur Clinton à Little Rock, et l’avais pressé de prendre la tête du mouvement des fermiers au niveau national. Rien à faire. Tout comme il l’est actuellement à la Maison Blanche, je trouvai le gouverneur Bill partisan enthousiaste des “petits fermiers de l’Arkansas” – aussi longtemps qu’on ne lui demandait pas de faire quoi que ce soit qui pût réellement les aider : s’opposer aux banquiers qui les asphyxiaient, par exemple, ou défier les grosses boîtes qui les truandaientQuand vit le moment de faire ses preuves, on vit que c’était tout dans la gueule [4].

Néanmoins, comme nous disions au lycée, il n’y a pas besoin d’être amoureux pour danser. À l’époque de la convention, le Superdélégué Hightower du Texas était prêt à danser avec le Voyageur de l’Arkansas ou quiconque pourrait arracher la Maison Blanche aux griffes de George Herbert Walker Bush II. Tout en sachant que Clinton n’était ni un FDR, ni un LBJ [5], et peut-être même pas un Jimmy Carter, je supposais qu’au moins il ne poursuivrait pas la politique républicaine d’écrasement de la classe moyenne et des pauvres. (D’accord, j’ai sous-estimé le gros balourd, mais cela semblait alors une conjecture plausible.)

Aussitôt arrivé à New York, toutefois, je sus que quelque chose de grave était arrivé à mon parti. J’ouvris mon dossier de délégué, et, juste là, sur le programme officiel de la Convention Nationale Démocrate, figurait cette saisissante proclamation :

HÉBERGÉE PAR

AT&T, AMERICAN EXPRESS,

NYNEX CORP. ET TIME WARNER INC.

Ô grands spectres galopants de Thomas Jefferson, d’Andy Jackson et de William Jennings Bryan… étais-je à la Convention Républicaine? Cela dit, j’avais assisté deux fois à la foire de l’État, et j’étais un politicien texan depuis une décennie : je ne débarquais donc pas vierge à New York. J’étais pleinement conscient de la liaison clandestine entre le gratin de Wall Street et la hiérarchie démocrate, mais la Convention de Clinton donna à cette relation une dimension totalement différente, en mariant, officiellement et publiquement, le “parti du peuple” aux pouvoirs patronaux bigames qui avaient depuis longtemps convolé avec le GOP [6].

Il s’agissait, bien sûr, d’un mariage d’argent avec droit de visite. Les quatre “principaux sponsors” avaient mis sur la table 400000 $ chacun pour faire les gros titres de cette convention 92. Des douzaines d’autres – dont Philip Morris, Shell, Coca-Cola, Archer-Daniel-Midlands et ARCO – s’étaient fendus d’un minimum de 100000 $ par tête pour devenir “gérants fiduciaires” du parti.

Fiduciaires? Depuis quand les Démocrates ont-ils des fiduciaires? Je posai la question autour de moi, et tous les délégués élus auxquels je m’adressai ignoraient jusqu’à l’existence de telles positions privilégiées, a fortiori qu’elles étaient à vendre à ces mêmes élites patronales qui passent au hachoir les familles de travailleurs et autres qui forment le noyau des délégués du parti et de son électorat. Plus exaspérant encore, pendant que les délégués démocrates avaient bien de la chance s’ils pouvaient apercevoir Clinton ou Gore pendant que ce duo dynamique fonçait à travers la ville dans ses convois de limousines, les “fiduciaires”, eux, se partageaient le plus clair du temps de présence des deux grosses légumes, causant politique au dessus d’œufs Benedict, lors de brunches en comité très restreint, ou bavardant simplement en tête-à-tête à longueur de cocktails vespéraux dans la suite du futur président. Prémonition de ces infâmes “rencontres-café” ou “nuits dans la chambre de Lincoln” que Clinton fourguerait à ses gros bailleurs de fonds en 95 et 96.

Formellement, la Convention se tenait au Madison Square Garden, mais il semble avoir été procédé à une préconvention, à la Bourse de New York, les entreprises les plus importantes s’étant ruées sur les actions du parti avec autant de fureur que les délégués en mettaient à présent à acheter bibelots et T-shirts pour les ramener à Tallahassee, Keokuk ou Tacoma. Robert Rubin, qui deviendrait un cador dans le cabinet de Clinton, mais en était un alors chez Goldman Sachs (le plus grand fournisseur d’obligations d’État de Wall Street) dirigeait le comité d’accueil, et avait posé sur la convention un signal : « Achetez! » Il y avait même un programme “Adoptez un délégué!” qui autorisait les compagnies à acheter le droit de parrainer l’entière délégation d’un état – nous, Texans, par exemple, étions la propriété de Barnes & Noble, la Floride appartenait à Merrill Lynch, le Michigan avait été enlevé par Met Life, le Dakota du Nord et la Virginie Occidentale étaient l’acquisition de Pfizer (prenez-en deux, ils sont petits), et ainsi de suite jusqu’au bout de la liste. En outre, le moindre café, petit déjeuner, brunch, déjeuner, thé complet, happy hour, cocktail, et tout autre événement comprenant nourriture ou boisson, avait sa propre entreprise-marraine, avec plusieurs lèche-culs en costume plantés tout autour, arborant des sourires contraints dont ils s’efforçaient de ne pas laisser gâter l’éclat par des vauriens comme nous, de simples délégués.

Je ne parle là que des rassemblements publics. Le programme imprimé des réjouissances de la semaine était aussi lardé de mentions “sur invitation seulement”, affectant aussi bien le brunch R.J. Reynolds au St Regis pour le sénateur Wendell Ford, la réception des téléphones “Baby Bell” pour Tom Foley, alors président de la Chambre, au Café Iguana, le petit déjeuner Kerr-McGee au Plaza, en l’honneur du sénateur David Boren, la soirée Goldman Sachs (toujours ce lien obligé) au Musée d’Art Moderne pour rendre hommage aux gouverneurs démocrates, la croisière dînatoire et dansante de la Natural Gas Association, dédiée au chef d’alors de la commission énergie du sénat, à bord du yacht Princess, les joyeux ébats organisés par Paine-Webber à la Tavern on the green pour les sénateurs démocrates, et – mon préféré perso – un troupeau de sponsors recevant les chefs des commissions du Sénat, assez pertinemment, au… zoo de Central Park.

Comptez des douzaines supplémentaires de ces événements réservés, aux points d’eau les plus huppés de New York, et cette semaine de désignation des candidats fut transformée en campagne de financement, brièvement interrompue par une convention. Nous, démocrates pratiquants, qui étions tenus à l’écart de ces affaires privées par des cordes de velours, n’étions même pas autorisés à jeter l’œil sur ceux qui pénétraient à l’intérieur, mais nous pouvions entendre un tas de bruits de gros bisous mouououillés. Juste la quantité nécessaire de cadres d’entreprises et de fonctionnaires pour convaincre jusqu’au plus crédule d’entre nous que la partie et le parti pouvaient ne plus nous concerner. Comme l’a chanté le maître du blues, Albert Collins : “Trop d’assiettes sales dans l’évier pour nous deux seuls. / Tu m’angoisses, ma p’tit’ gueule. /Qui donc les a salies avec toi?”

Et puis, il y avait le train. N’importe quel délégué auquel la voyante prise de possession de la convention par le patronat donnait tant soit peu la nausée dégobilla sur ses godasses rien qu’en entendant parler du Train de la Victoire de 92. Les huiles du congrès et du parti firent le trajet de la gare de l’Union à Washington jusqu’à New York à bord d’un train affrété pour l’occasion… et payé par les entreprises et les lobbyistes. « Une fois à bord, vous serez libres de parcourir le convoi et de profiter du voyage avec les membres du Congrès, les gouverneurs démocrates et les maires… » promettait une pub émanant du Q.G. du parti, et qui vendait les places aux lobbyistes pour 25000 $ et plus.

Le voyage était fermé aux médias, mais Sheila Kaplan du Legal Times parvint à se faufiler à bord et fit son rapport : “Bien que le DNC refuse de divulguer les noms de ses acheteurs de gros tickets, une promenade dans le train suffit à révéler que [des lobbyistes] œuvrant pour un grand nombre des compagnies les plus importantes du pays ont saisi l’appât du DNC. Parmi elles : Stephen Paradise, vice-président principal de la bourse de New York pour les relations avec le Congrès et le gouvernement; Paul Equale, vice-président principal aux affaires gouvernementales pour les Agents d’Assurances Indépendants d’Amérique; Sharon Spigelmyer, gestionnaire de services fédéraux pour Arthur Andersen & Co; et Harry Wiles II, vice-président aux affaires fédérales pour les Grossistes en Vins et Spiritueux d’Amérique.”

Les fournisseurs du Pentagone, les compagnies de téléphone Bell, le secteur bancaire et d’autres s’offrirent la balade, eux aussi, s’imbibant gratuitement à l’antique voiture-bar, se restaurant d’amuse-gueules servis sur des plateaux d’argent, et, surtout, tirant profit de quatre heures d’accès ininterrompu aux législateurs de haut niveau et autres officiers publics dont ils guignaient les faveurs. Comme un lobbyiste le dit à Ms Kaplan : « Le plus plaisant, c’est qu’ils étaient un auditoire très captif. »

Le mercredi matin de cette semaine de Convention, j’avais à prendre la parole à la réunion du petit déjeuner de la délégation du Wisconsin, qui bivouaquait à l’hôtel St Moritz. La bière Miller était le sponsor de ce matin-là, chargé de fournir le bacon aux gars du Wisconsin, bien que plus d’un des délégués robustes et chaleureux de cet état de bons-vivants déplorassent avec moi que le brasseur n’eût pas mis son propre produit sur la table : petit déj’ de champions.

Trois d’entre nous étaient prévus pour jacter dans la matinée, et, comme le temps approchait, Vernon Jordan se pencha vers moi pour me demander si ça me gênait qu’il passe le premier, vu qu’il avait pas mal de poisson à frire ce jour-là. Pas du tout, répondis-je, et je m’en réjouis encore, vu que ça m’a donné un siège de premier rang pour la révélation « J’ai un rêve » de Vernon.

Il enflamma la salle de sa personnalité et de sa passion, s’étendit quelque quinze ou vingt minutes sur les vertus de son ami personnel, « l’Homme venu de l’Espoir ». J’étais tout aussi fasciné par l’éloquence de Vernon que le reste de l’assistance, et j’applaudis lorsqu’il appuya à fond le champignon oratoire sur la nécessité-ou-mourir de mettre Clinton à la Maison Blanche. Alors, en un mouvement brusque, théâtral, Jordan traversa le podium et désigna du doigt… qui? Était-ce un prof qu’il signalait à l’attention, un ouvrier d’usine, une personne âgée, un enfant?

Non. Ce qu’il désignait, c’était une des pancartes de la bière Miller que notre entreprise-du-moment avait mises sur toutes les tables. « Ceci », dit-il, “Ceci” – et quelqu’un, non sans hésitation, souleva une pancarte Miller pour la placer dans la main tendue de l’Homme Fort. « Ceci », répéta-t-il, la saisissant enfin, « est la raison pour laquelle nous devons avoir Bill Clinton, un Démocrate, à la Maison Blanche. La bière Miller appartient à Philip Morris, que je représente à Washington. Sachez-le, j’en ai assez d’amener mes clients voir un Président républicain. Je veux qu’ils puissent entrer au Bureau Ovale, et y être reçus par un Démocrate! »

Et après ça on dit qu’il n’y a plus d’idéalisme, plus d’esprit de croisade, plus de rêveurs au Parti Démocrate! Vernon Jordan avait été au sommet de la montagne – et j’étais là quand il en descendit pour nous octroyer le message.

J’en frissonne encore.

 

[1] Textuel : smarter than a tree full of owls. Expression apparemment hightowerienne pur fruit.

 

[2] Probablement la couleur du dollar, ici. Rien à voir avec l’écologie.

 

[3] Déclaration publique de Clinton, célèbre (et copieusement moquée) à l’époque comme exemple de faux-cul patent : « Quand j’étais en Angleterre, j’ai fait une ou deux fois l’expérience de la marijuana, et je n’ai pas aimé. Je n’ai pas inhalé, et je n’ai plus jamais essayé. » Quant à “cothurne”, il rend mieux roommate que “coloc”, à mon avis, mais bof bof. Il s’agit des étudiants qui se partagent une piaule – d’où le sel qu’il y en ait des troupeaux, rétrospectivement.

 

[4] all hat, no cattle : “que le chapeau, pas de troupeau”, donc un cow-boy bidon. Pour une fois qu’on a l’assonance! Mais il s’agit d’un semi-cliché, qui serait doté en français d’une originalité excessive.

 

[5] Roosevelt et Johnson. Hightower semble nourrir une inexplicable estime pour ce dernier, “Texan authentique” (au contraire de Bush).

 

[6] Parti Républicain.

LE RÊVE DE VERNON JORDAN

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J’étais là quand Vernon Jordan fit son discours “J’ai un rêve”.

Quand il termina, il n’y avait plus un siège sec dans la salle.

Jordan est un sacré mec – plus malin qu’un arbre couvert de hiboux [1]il a toujours un sourire engageant pour vous accueillir, et il peut rivaliser avec les meilleurs sur une estrade. Dans les années soixante, il s’est montré un défenseur important et avisé des droits civiques, et s’est retrouvé en fin de compte à la tête de la Ligue Urbaine, où il se frotta pour la première fois à l’argent lourd des 500 compagnies les plus riches, dont certaines finançaient la Ligue. Vernon découvrit qu’il faisait bien en vert [2], et il impressionna visiblement les compagnies, de sorte que dans les années 80 il avait fait le saut des rues aux suites, et était devenu un défenseur important et avisé des entreprises.

Depuis lors, il s’est confortablement installé dans la puissante firme de lobbying du doyen politique Bob Strauss, et il est rapidement devenu un joueur de haut niveau parmi les initiés de Washington et de Wall Street, s’occupant des affaires de clients comme Philip Morris, American Airlines, et des douzaines d’autres. Et tout à coup le voilà sacré membre à part entière de la classe patronale, ne se contentant plus de plaider pour les gros, mais siégeant aux conseils d’administrations de… tambours, s’il vous plaît :

American express

Bankers Trust

Corning

Dow Jones

JCPenney

Revlon

RJR Nabisco

Ryder Systems

Sara Lee

Union Carbide

Xerox

Pendant que Jordan poursuivait son ascension dans le monde des entreprises, il croisa le chemin d’un autre nouveau venu, le gouverneur de l’Arkansas Bill Clinton. Ça bicha entre eux deux, et à présent Jordan est Meilleur Pote du Président – faisant office de partenaire de golf, de confident de la famille, de chef intérimaire pendant le premier mandat de Clinton, d’éminence grise sur tout sujet, depuis les problèmes légaux jusqu’à la manière de pousser l’ALENA au Congrès, de consigliere, de faiseur de pluie financier, et de chef de claque politique.

C’est ce dernier rôle qui amena Jordan à New York en juillet 1992, où il fit ce discours qui flambe encore dans ma mémoire. Il était là pour soutenir la nomination de Clinton à la présidence de la Convention Nationale Démocrate de cette année-là.

Entré par les coulisses : moi. J’étais un délégué du Texas à la convention – en fait, un “superdélégué”, désignation technique qui ne signifiait rien, si ce n’est que mes amis texans m’appelaient “Votre Supériorité” avec un ricanement sarcastique. Ayant assisté à trois conventions nationales, et ayant eu le privilège de parler à deux d’entre elles, je me réjouissais à l’avance de celle-ci, n’ayant pas de tâche lourde, et pouvant me permettre d’en profiter. Aux primaires démocrates, j’avais soutenu la candidature du sénateur Tom Harkin, puis je m’étais reporté sur Jerry Brown quand Harkin avait été éjecté, de sorte que je n’étais pas vraiment sur la liste de choix de Clinton à New-York. En réalité, j’étais un des rares délégués qui ne se présentaient pas comme ADB (Ami De Bill), si toutefois ils ne prétendaient pas avoir partagé sa piaule à Oxford (évidemment qu’il n’a pas inhalé! [3] Il y avait trop de cothurnes dans la pièce pour pouvoir y respirer!).

Si j’étais arrivé si tard dans le train en marche, c’est que je connaissais Clinton politiquement. En tant que commissaire à l’agriculture du Texas pendant la crise des fermes familiales et les défilés de tracteurs des années quatre-vingt, j’avais rendu visite au gouverneur Clinton à Little Rock, et l’avais pressé de prendre la tête du mouvement des fermiers au niveau national. Rien à faire. Tout comme il l’est actuellement à la Maison Blanche, je trouvai le gouverneur Bill partisan enthousiaste des “petits fermiers de l’Arkansas” – aussi longtemps qu’on ne lui demandait pas de faire quoi que ce soit qui pût réellement les aider : s’opposer aux banquiers qui les asphyxiaient, par exemple, ou défier les grosses boîtes qui les truandaientQuand vit le moment de faire ses preuves, on vit que c’était tout dans la gueule [4].

Néanmoins, comme nous disions au lycée, il n’y a pas besoin d’être amoureux pour danser. À l’époque de la convention, le Superdélégué Hightower du Texas était prêt à danser avec le Voyageur de l’Arkansas ou quiconque pourrait arracher la Maison Blanche aux griffes de George Herbert Walker Bush II. Tout en sachant que Clinton n’était ni un FDR, ni un LBJ [5], et peut-être même pas un Jimmy Carter, je supposais qu’au moins il ne poursuivrait pas la politique républicaine d’écrasement de la classe moyenne et des pauvres. (D’accord, j’ai sous-estimé le gros balourd, mais cela semblait alors une conjecture plausible.)

Aussitôt arrivé à New York, toutefois, je sus que quelque chose de grave était arrivé à mon parti. J’ouvris mon dossier de délégué, et, juste là, sur le programme officiel de la Convention Nationale Démocrate, figurait cette saisissante proclamation :

HÉBERGÉE PAR

AT&T, AMERICAN EXPRESS,

NYNEX CORP. ET TIME WARNER INC.

Ô grands spectres galopants de Thomas Jefferson, d’Andy Jackson et de William Jennings Bryan… étais-je à la Convention Républicaine? Cela dit, j’avais assisté deux fois à la foire de l’État, et j’étais un politicien texan depuis une décennie : je ne débarquais donc pas vierge à New York. J’étais pleinement conscient de la liaison clandestine entre le gratin de Wall Street et la hiérarchie démocrate, mais la Convention de Clinton donna à cette relation une dimension totalement différente, en mariant, officiellement et publiquement, le “parti du peuple” aux pouvoirs patronaux bigames qui avaient depuis longtemps convolé avec le GOP [6].

Il s’agissait, bien sûr, d’un mariage d’argent avec droit de visite. Les quatre “principaux sponsors” avaient mis sur la table 400000 $ chacun pour faire les gros titres de cette convention 92. Des douzaines d’autres – dont Philip Morris, Shell, Coca-Cola, Archer-Daniel-Midlands et ARCO – s’étaient fendus d’un minimum de 100000 $ par tête pour devenir “gérants fiduciaires” du parti.

Fiduciaires? Depuis quand les Démocrates ont-ils des fiduciaires? Je posai la question autour de moi, et tous les délégués élus auxquels je m’adressai ignoraient jusqu’à l’existence de telles positions privilégiées, a fortiori qu’elles étaient à vendre à ces mêmes élites patronales qui passent au hachoir les familles de travailleurs et autres qui forment le noyau des délégués du parti et de son électorat. Plus exaspérant encore, pendant que les délégués démocrates avaient bien de la chance s’ils pouvaient apercevoir Clinton ou Gore pendant que ce duo dynamique fonçait à travers la ville dans ses convois de limousines, les “fiduciaires”, eux, se partageaient le plus clair du temps de présence des deux grosses légumes, causant politique au dessus d’œufs Benedict, lors de brunches en comité très restreint, ou bavardant simplement en tête-à-tête à longueur de cocktails vespéraux dans la suite du futur président. Prémonition de ces infâmes “rencontres-café” ou “nuits dans la chambre de Lincoln” que Clinton fourguerait à ses gros bailleurs de fonds en 95 et 96.

Formellement, la Convention se tenait au Madison Square Garden, mais il semble avoir été procédé à une préconvention, à la Bourse de New York, les entreprises les plus importantes s’étant ruées sur les actions du parti avec autant de fureur que les délégués en mettaient à présent à acheter bibelots et T-shirts pour les ramener à Tallahassee, Keokuk ou Tacoma. Robert Rubin, qui deviendrait un cador dans le cabinet de Clinton, mais en était un alors chez Goldman Sachs (le plus grand fournisseur d’obligations d’État de Wall Street) dirigeait le comité d’accueil, et avait posé sur la convention un signal : « Achetez! » Il y avait même un programme “Adoptez un délégué!” qui autorisait les compagnies à acheter le droit de parrainer l’entière délégation d’un état – nous, Texans, par exemple, étions la propriété de Barnes & Noble, la Floride appartenait à Merrill Lynch, le Michigan avait été enlevé par Met Life, le Dakota du Nord et la Virginie Occidentale étaient l’acquisition de Pfizer (prenez-en deux, ils sont petits), et ainsi de suite jusqu’au bout de la liste. En outre, le moindre café, petit déjeuner, brunch, déjeuner, thé complet, happy hour, cocktail, et tout autre événement comprenant nourriture ou boisson, avait sa propre entreprise-marraine, avec plusieurs lèche-culs en costume plantés tout autour, arborant des sourires contraints dont ils s’efforçaient de ne pas laisser gâter l’éclat par des vauriens comme nous, de simples délégués.

Je ne parle là que des rassemblements publics. Le programme imprimé des réjouissances de la semaine était aussi lardé de mentions “sur invitation seulement”, affectant aussi bien le brunch R.J. Reynolds au St Regis pour le sénateur Wendell Ford, la réception des téléphones “Baby Bell” pour Tom Foley, alors président de la Chambre, au Café Iguana, le petit déjeuner Kerr-McGee au Plaza, en l’honneur du sénateur David Boren, la soirée Goldman Sachs (toujours ce lien obligé) au Musée d’Art Moderne pour rendre hommage aux gouverneurs démocrates, la croisière dînatoire et dansante de la Natural Gas Association, dédiée au chef d’alors de la commission énergie du sénat, à bord du yacht Princess, les joyeux ébats organisés par Paine-Webber à la Tavern on the green pour les sénateurs démocrates, et – mon préféré perso – un troupeau de sponsors recevant les chefs des commissions du Sénat, assez pertinemment, au… zoo de Central Park.

Comptez des douzaines supplémentaires de ces événements réservés, aux points d’eau les plus huppés de New York, et cette semaine de désignation des candidats fut transformée en campagne de financement, brièvement interrompue par une convention. Nous, démocrates pratiquants, qui étions tenus à l’écart de ces affaires privées par des cordes de velours, n’étions même pas autorisés à jeter l’œil sur ceux qui pénétraient à l’intérieur, mais nous pouvions entendre un tas de bruits de gros bisous mouououillés. Juste la quantité nécessaire de cadres d’entreprises et de fonctionnaires pour convaincre jusqu’au plus crédule d’entre nous que la partie et le parti pouvaient ne plus nous concerner. Comme l’a chanté le maître du blues, Albert Collins : “Trop d’assiettes sales dans l’évier pour nous deux seuls. / Tu m’angoisses, ma p’tit’ gueule. /Qui donc les a salies avec toi?”

Et puis, il y avait le train. N’importe quel délégué auquel la voyante prise de possession de la convention par le patronat donnait tant soit peu la nausée dégobilla sur ses godasses rien qu’en entendant parler du Train de la Victoire de 92. Les huiles du congrès et du parti firent le trajet de la gare de l’Union à Washington jusqu’à New York à bord d’un train affrété pour l’occasion… et payé par les entreprises et les lobbyistes. « Une fois à bord, vous serez libres de parcourir le convoi et de profiter du voyage avec les membres du Congrès, les gouverneurs démocrates et les maires… » promettait une pub émanant du Q.G. du parti, et qui vendait les places aux lobbyistes pour 25000 $ et plus.

Le voyage était fermé aux médias, mais Sheila Kaplan du Legal Times parvint à se faufiler à bord et fit son rapport : “Bien que le DNC refuse de divulguer les noms de ses acheteurs de gros tickets, une promenade dans le train suffit à révéler que [des lobbyistes] œuvrant pour un grand nombre des compagnies les plus importantes du pays ont saisi l’appât du DNC. Parmi elles : Stephen Paradise, vice-président principal de la bourse de New York pour les relations avec le Congrès et le gouvernement; Paul Equale, vice-président principal aux affaires gouvernementales pour les Agents d’Assurances Indépendants d’Amérique; Sharon Spigelmyer, gestionnaire de services fédéraux pour Arthur Andersen & Co; et Harry Wiles II, vice-président aux affaires fédérales pour les Grossistes en Vins et Spiritueux d’Amérique.”

Les fournisseurs du Pentagone, les compagnies de téléphone Bell, le secteur bancaire et d’autres s’offrirent la balade, eux aussi, s’imbibant gratuitement à l’antique voiture-bar, se restaurant d’amuse-gueules servis sur des plateaux d’argent, et, surtout, tirant profit de quatre heures d’accès ininterrompu aux législateurs de haut niveau et autres officiers publics dont ils guignaient les faveurs. Comme un lobbyiste le dit à Ms Kaplan : « Le plus plaisant, c’est qu’ils étaient un auditoire très captif. »

Le mercredi matin de cette semaine de Convention, j’avais à prendre la parole à la réunion du petit déjeuner de la délégation du Wisconsin, qui bivouaquait à l’hôtel St Moritz. La bière Miller était le sponsor de ce matin-là, chargé de fournir le bacon aux gars du Wisconsin, bien que plus d’un des délégués robustes et chaleureux de cet état de bons-vivants déplorassent avec moi que le brasseur n’eût pas mis son propre produit sur la table : petit déj’ de champions.

Trois d’entre nous étaient prévus pour jacter dans la matinée, et, comme le temps approchait, Vernon Jordan se pencha vers moi pour me demander si ça me gênait qu’il passe le premier, vu qu’il avait pas mal de poisson à frire ce jour-là. Pas du tout, répondis-je, et je m’en réjouis encore, vu que ça m’a donné un siège de premier rang pour la révélation « J’ai un rêve » de Vernon.

Il enflamma la salle de sa personnalité et de sa passion, s’étendit quelque quinze ou vingt minutes sur les vertus de son ami personnel, « l’Homme venu de l’Espoir ». J’étais tout aussi fasciné par l’éloquence de Vernon que le reste de l’assistance, et j’applaudis lorsqu’il appuya à fond le champignon oratoire sur la nécessité-ou-mourir de mettre Clinton à la Maison Blanche. Alors, en un mouvement brusque, théâtral, Jordan traversa le podium et désigna du doigt… qui? Était-ce un prof qu’il signalait à l’attention, un ouvrier d’usine, une personne âgée, un enfant?

Non. Ce qu’il désignait, c’était une des pancartes de la bière Miller que notre entreprise-du-moment avait mises sur toutes les tables. « Ceci », dit-il, “Ceci” – et quelqu’un, non sans hésitation, souleva une pancarte Miller pour la placer dans la main tendue de l’Homme Fort. « Ceci », répéta-t-il, la saisissant enfin, « est la raison pour laquelle nous devons avoir Bill Clinton, un Démocrate, à la Maison Blanche. La bière Miller appartient à Philip Morris, que je représente à Washington. Sachez-le, j’en ai assez d’amener mes clients voir un Président républicain. Je veux qu’ils puissent entrer au Bureau Ovale, et y être reçus par un Démocrate! »

Et après ça on dit qu’il n’y a plus d’idéalisme, plus d’esprit de croisade, plus de rêveurs au Parti Démocrate! Vernon Jordan avait été au sommet de la montagne – et j’étais là quand il en descendit pour nous octroyer le message.

J’en frissonne encore.

 

[1] Textuel : smarter than a tree full of owls. Expression apparemment hightowerienne pur fruit.

 

[2] Probablement la couleur du dollar, ici. Rien à voir avec l’écologie.

 

[3] Déclaration publique de Clinton, célèbre (et copieusement moquée) à l’époque comme exemple de faux-cul patent : « Quand j’étais en Angleterre, j’ai fait une ou deux fois l’expérience de la marijuana, et je n’ai pas aimé. Je n’ai pas inhalé, et je n’ai plus jamais essayé. » Quant à “cothurne”, il rend mieux roommate que “coloc”, à mon avis, mais bof bof. Il s’agit des étudiants qui se partagent une piaule – d’où le sel qu’il y en ait des troupeaux, rétrospectivement.

 

[4] all hat, no cattle : “que le chapeau, pas de troupeau”, donc un cow-boy bidon. Pour une fois qu’on a l’assonance! Mais il s’agit d’un semi-cliché, qui serait doté en français d’une originalité excessive.

 

[5] Roosevelt et Johnson. Hightower semble nourrir une inexplicable estime pour ce dernier, “Texan authentique” (au contraire de Bush).

 

[6] Parti Républicain.

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