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Myshelf

[Rumpole et les toubibs, 1]

5 Février 2016, 05:02am

Publié par Narcipat

RUMPOLE ET LES TOUBIBS [1]

 

 

    Quand on y réfléchit, il n’y a pas de relation plus importante qu’entre un homme et son toubib – ou “préposé ordinaire aux soins médicaux”, comme Sam le Suiffeux Ballard choisirait sans nul doute de l’appeler. Un vieux cheval des tribunaux se repose sur son toubib pour le faire dresser sur ses deux pieds, pour entretenir sa respiration, pour le rendre capable de pratiquer des contre-interrogatoires mortels, puis d’adopter la douceur d’une colombe amoureuse pour faire fondre le jury en larmes. Sans les soins occasionnels de son toubib, un avocat au pénal ne serait plus qu’un souvenir, un siège vide au Cabinet, qu’on pourrait remplir avec quelque perruque blanche dotée d’un traitement de texte, et de quelques anecdotes malveillantes sur la Cantine du Barreau. Des larmes pourraient être versées du côté de Brixton ou des Scrubs,  mais le monde judiciaire applaudirait avec soulagement à mon départ. De manière à remettre l’heure fatale au plus tard possible, j’ai besoin de l’assistance vitale d’un toubib raisonnablement compétent.

    Attention! Je fais déjà beaucoup pour ma propre santé en adoptant ce que les journaux du dimanche appellent “un style de vie intelligent”. Je prends soin d’absorber, si râpeuse et pénible que puisse en être l’expérience, une quantité considérable de Pommeroy Très Ordinaire, dont j’ai toujours constaté qu’elle me procure une surprenante égalité d’humeur. Je me force à consommer des déjeuners substantiels de pudding steak-rognons et de purée de pommes de terre au pub qui fait face à l’Old Bailey, et si je le fais, c’est pour me protéger des infections et empêcher tout affaiblissement durant l’après-midi.

    Mon exercice habituel consiste en une courte promenade depuis la station de métro du Temple jusqu’à Equity Court, et à me lever pour faire objection aux questions impertinentes posées par le ministère public. J’évite tous les vices du genre jogging ou squash – activités dont j’ai remarqué qu’elles exposent une carrière prometteuse au Barreau à une fin prématurée.

    Le toubib attitré de la Maison Rumpole était un certain Dr MacClintock, un Écossais de la variété la plus puritaine qui me fit grimper sur des balances, et me condamna à m’abstenir de tout aliment plus nourrissant qu’une espèce de gruau chimique appelé Thin-O-White. Ce qu’il fit dans l’intention déclarée d’amener une certaine quantité de Rumpole à se dissoudre dans l’air sans laisser le moindre vestige. Je n’eus jamais le sentiment qu’un tel plan pût contribuer à mettre quiconque en bonne santé, et les lecteurs des présentes chroniques se souviendront que MacClintock cassa sa pipe peu de temps après cette prescription [2]. Le pauvre cher vieux était de ce type pessimiste de toubib qui prévoit la mort suivant de près votre prochain thé escorté de crêpes et de cake de Dundee.

    Personne ne veut d’un toubib trop lugubre, qui vous rappelle sans cesse le jour où vous descendrez l’escalier dans votre caisse, porté par des aides-croque-morts qui se plaindront du poids excessif. D’un autre côté, le toubib qui vous raconte qu’absolument rien ne cloche chez vous, que vous avez un foie d’enfant de cinq ans, et que vous vivrez sans doute éternellement, est dérangeant aussi. Est-ce qu’il n’en fait pas trop? Ne se propose-t-il pas simplement de vous remonter le moral? N’a-t-il pas secrètement averti Celle-Qui-Doit-Être-Obéie qu’il vous reste, au mieux, deux semaines à vivre? Au total et pour nous résumer, tout ce qu’on peut dire est que la relation d’un homme avec son toubib est affaire de confiance mutuelle et de judicieux équilibre.

    Quand le Dr MacClintock eut été transféré au grand service de gériatrie des cieux, la responsabilité de la santé et du bien-être des Rumpole finit par passer au Dr Ghulan Rahmat, lequel avait été hautement loué par MacClintock, qui avait fait de lui son associé dans le petit cabinet médical qui desservait la zone incluant Froxbury Mansions. C’était un petit homme trapu, qui approchait sans doute de la cinquantaine, avec des cheveux gris et de grands yeux dont le brun fondait derrière d’épaisses lunettes. C’était le toubib le plus optimiste, le plus encourageant que j’aie jamais connu.

    « Comment vas-tu, Rumpole?

    – Je suis à la mort, Égypte, à la mort. » Celle-Qui-Doit-Être-Obéie, dont le titre, vous le saurez, vient de la légendaire et toute-puissante reine Cléopâtre, me répondit par un brusque : « Alors, mieux vaut appeler le docteur.

    – N’appelle personne », la mis-je en garde, grimaçant au son assourdissant de ma propre voix. « Je retourne au lit. Je n’ai rien de prévu aujourd’hui, qu’une réunion pour examiner le cas d’une certaine Mme Whittaker, qui désire entrer au Cabinet comme élève d’Erskine-Brown. C’est quelque chose qui mérite d’être manqué. Si Henry téléphone, dis-lui que la vie de Rumpole décline tranquillement.

    – Balivernes et absurdités, Rumpole. Tu as trop bu, c’est tout. »

    Était-ce tout? Je me sentais la tête comme si elle avait subi une coupe bien dégagée sur la nuque et les côtés du fou à la hache de Luton, et un certain nombre de poissons noirs semblaient me batifoler devant les yeux. Indubitablement tout cela venait de ce que le Garde des Sceaux, dans un moment d’absence, avait décidé de faire d’Hoskins un juge de circuit. Hoskins, le membre incolore et indistinct de notre Cabinet, intéressé avant tout par le coût de l’éducation de ses quatre filles, n’avait jamais trouvé aisé d’être chargé de dossiers ni de s’en débrouiller. À présent, partant, je suppose, du raisonnement comme quoi si vous êtes incapable de plaider une cause vous serez plus à l’aise pour en juger, Hoskins avait été élevé au rang de magistrat de circuit. De là avait résulté une fête au Cabinet, à laquelle les corpulentes et affamées demoiselles Hoskins avaient assisté, gloussant niaisement, leur sherry à la main. Cette soirée* avait été suivie d’une séance plus longue et plus sérieuse chez Pommeroy, laquelle s’était terminée une fois de plus, je regrette de le dire, par un rappel des grands succès de Dame Vera Lynn [3], interprétés par Henry et moi-même. Je tournai donc le visage vers le mur, fermai les yeux, et me fis une idée d’à quoi ressemblait une promenade au bord de l’éternité.

    « Et comment se sent le grand avocat-juriste [4], présentement? »

    Je fus réveillé d’un somme troublé par une voix qui sonnait comme celle d’un acteur qui jouait le rôle d’un docteur indien. Son texte aussi avait l’accent de mots inventés pour mettre en place un personnage. C’était notre première rencontre, mais dans toutes celles qui suivirent, j’eus le sentiment qu’il y avait quelque chose d’irréel, presque de théâtral, chez Ghulam Rahmat, et dans sa façon de prononcer le titre absurde d’“avocat-juriste”, qu’il tenait absolument à me donner.

    « Je me sens », confessai-je au personnage souriant qui se tenait à mon chevet, « à la mort.

    – Temporaire, Monsieur. Une indisposition purement temporaire. Inutile pour l’heure de mettre le drapeau en berne au dessus de l’Old Bailey. Demain il y aura réjouissance en ce lieu. Les foules applaudiront dans les rues. La rumeur se répandra. Le grand avocat-juriste est de retour parmi nous, plus fort que jamais. Je l’ai dit à votre gente dame pendant que vous dormiez, Monsieur. D’après son aspect, votre époux semble fort comme un cheval. »

    J’avais alors l’expérience d’une vie des fâcheux effets après-coup d’un excès de complaisance pour la bibine de Pommeroy, mais jusque là ils n’incluaient pas la présence d’un toubib asiatique jouant les Peter Sellers au chevet de Rumpole. J’en appelai à Hilda, qui s’était jointe à la fête :

    « As-tu dit au Docteur…

    – Rahmat, Monsieur. Ghulam. Docteur en médecine, licencié-ès-lettres de la faculté de Bombay. Un professionnel comme vous, Monsieur. Mais pas doté d’un titre aussi imposant et universellement respecté qu’avocat-juriste. »

    « As-tu dit au Docteur que je me sentais proche de la mort? » demandai-je à Hilda.

    « Nous sommes tous proches de la mort. » L’idée semblait beaucoup amuser le Docteur. Il commença à rire, mais coupa le son comme s’il avait eu quelque chose d’impoli, à l’instar d’un rot. « Mais, sans aucun doute, M. Rumpole nous enterrera tous. Asseyez-vous, s’il vous plaît. Me ferez-vous l’honneur de me laisser vous ausculter? Quel poumon vous avez là, Monsieur! C’est un plaisir d’écouter votre saine respiration. Aucun doute n’est permis. Vous êtes taillé pour vivre éternellement.

    – En vérité? » Je dois dire que le bonhomme m’avait considérablement remonté le moral. « Alors je n’ai rien de grave?

    – Rien du tout. Je diagnostique une sévère attaque de colique… peut-être causée par une intoxication alimentaire?

    – Intoxication alimentaire? » répéta Celle-Qui-Doit avec un soupir d’incrédulité.

    « Pour lequel je prescris deux Alka-Seltzers dans un verre d’eau, du café noir fort, un jour de repos au lit, ainsi que, de la part de Madame votre épouse, encore plus de gentillesse et de considération qu’à l’accoutumée. Et demain, nous pourrons dire que l’avocat-juriste est de nouveau lui-même! »

    Quand Hilda eut accompagné l’homme-médecine jusqu’à la sortie et revint à la chambre du malade, je m’interdis de lui dire que me traiter avec plus de gentillesse et de considération que d’habitude ne lui demanderait pas de gros efforts d’ingéniosité. Je me contentai d’un faible sourire et d’avaler mes Alka-Seltzers. « Quel toubib charmant et perspicace! », dis-je en effervesçant tranquillement.

    Mais des événements allaient bientôt se produire, qui soulèveraient un doute considérable touchant le charme et le bon sens du Dr Ghulam Rahmat.

 

    Voici les faits qui se dégagèrent des enquêtes ultérieures : à 10h30 du matin, le jour en question, la salle d’attente du cabinet de consultations local était pleine d’un assortiment de bronchites, de grippes, d’eczémas, de rhumatismes, de furoncles, et de maladies antisociales [5], soupçonnées et redoutées. La réceptionniste, une Melle Dankwerts, était assise derrière son bureau, en charge des procédures. Les noms des médecins étaient inscrits sur un tableau électrique derrière elle, et face à chaque nom, une ampoule rouge clignotait si l’homme était occupé, et une verte s’il était libre. Au moment qui nous concerne, l’ampoule du Dr Rahmat était rouge : il recevait une Melle Mariette Liptrott, qui avait attendu pour être soignée d’un mal de gorge. C’était une ancienne patiente du Dr Cogger, mais il était occupé, et elle avait demandé à voir personnellement le docteur indien. Voilà donc dix minutes environ que Melle Liptrott était enfermée avec le toubib choisi, quand on perçut un hurlement, qui venait de derrière la porte du Dr Rahmat. Les vêtements quelque peu en désordre, la jeune fille passa à toute allure devant les maladies variées et la réceptionniste médusée, en criant : « Le salaud! Le salaud! », et se précipita hors du bâtiment, en direction des terrains vagues qui entourent Gloucester road. Les médecins avaient pour ordinaire d’appuyer sur leurs boutons aussitôt qu’un patient s’en allait, mais l’ampoule du Dr Rahmat resta rouge quelque temps après le départ précipité de Melle Liptrott. Quand elle passa au vert, et que la patiente suivante, une Mme Rodway, fut priée d’entrer, elle trouva le docteur nerveux, apparemment incapable de se concentrer sur son urticaire, et ayant l’aspect, comme elle devait en témoigner, “de quelqu’un qui vient d’avoir la terreur de sa vie“

    Vers la fin des consultations au cabinet ce jour-là, c’est-à-dire peu après six heures, je me trouvai y passer pour prendre une ordonnance à l’intention de Celle-Qui-Doit-Être-Obéie (dont la pression sanguine à tendance à monter, spécialement quand j’ai dépassé le laps qui m’est consenti chez Pommeroy). Le cabinet était à peu près vide, mais un homme assez jeune en costume bleu ouvrait sa serviette sur le bureau de la réceptionniste, et je vis qu’elle contenait un certain nombre de dossiers imprimés, , des flacons de pilules et un téléphone portable. Il se présenta comme représentant d’une firme de produits pharmaceutiques, et il était parti à jacasser sur les merveilles d’une cure miraculeuse de tel ou tel mal , quand l’ampoule du Dr Gogger tourna au vert : je le vis passer sa porte à toute allure, et il me reconnut.

    « Hello, M. Rumpole. » Tim Cogger m’avait traité en plusieurs occasions pour aphonie temporaire, le risque professionnel des tâcherons de l’Old Bailey et des chanteurs d’opéra. Il était beaucoup plus jeune que le vieux MacClintock, mais semblait avoir hérité de lui la direction du cabinet. Cogger était un toubib du type chaleureux, qui avait joué au Rugby pour Barts, et semblait partisan d’un traitement de choc, court et violent, pour la plupart des maladies. Il se plaignait sans cesse que ses patients fussent tous des “écornifleurs des pilules de la Sécu”, et, les rares fois où j’étais venu le consulter, il m’avait semblé considérer un rhume de cerveau comme typique d’une mauviette. « Vous avez l’air en bonne santé », me dit-il, comme pour me défier de me plaindre de quelque chose.

    « Je cherchais le Dr Rahmat, dis-je : il a promis une ordonnance à ma femme.

    – Oh, je crains que Rahmat ne soit rentré chez lui. » Le Dr Cogger semblait tout savoir à propos de quelque chose de très grave.  « Il pourrait ne pas revenir au travail pendant un jour ou deux. Si c’est pour Mme Rumpole, peut-être pourrais-je vous aider? » Il demanda à la réceptionniste de consulter le dossier d’Hilda, et griffonna une nouvelle ordonnance de la manière la plus obligeante. Je ne savais rien alors de l’épisode dramatique du matin, mais l’après-midi, on était servi avec le sourire à la toubiberie du coin.

 

 

[1] Un quack, d’après les dictionnaires, est un charlatan, un médicastre, un morticole, avec une nuance d’ignorance (consciente, en ce qui touche le premier), et surtout d’inefficacité, qui ne cadre pas très bien avec la suite immédiate, même si l’on tient compte de l’effet placebo. Un guérisseur connote en français l’illégalité des soins. Je crois qu’il vaut mieux garder la désinvolture de “toubibs” sans trop se prononcer sur leur science, qui apparaîtra – ce qu’en pense Rumpole, du moins – dans les faits.

 

[2] Voir “Rumpole et la qualité de la vie” dans Rumpole et l’âge des miracles, Penguin books, 1988 (NdA ou É).

 

[3] Chanteuse née en 1917, et bientôt centenaire.

 

[4] “Barrister-at-law”, redondance malaisée (“avocat ès-lois”, “juriste du barreau”?) mais indispensable à traduire, vu qu’elle est commentée dans les lignes qui suivent.

 

[5] “suspected and feared anti-social diseases” : pas d’allusion directe, je crois, à l’“anti-social personality disorder”, mais l’avant-dernier Rumpole portera pour titre titre : The anti-social behavior of Horace Rumpole – fumer dans son bureau en constituant la pièce maîtresse. On n’en relève pas moins un calembour qui-se-veut-comique sur social diseases, désignant les MST, de fait “antivénériennes”, puisqu’elles interdisent l’étreinte à qui a une conscience. Difficile de choisir. Il est clairtoutefois que les entraves à l’amour sous toutes ses formes ne figurent pas au premier rang des priorités rumpoliennes.

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