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Myshelf

Des boucles d'oreilles à un cochon, 1

28 Juillet 2015, 04:51am

Publié par Narcipat

DES BOUCLES D’OREILLES À UN COCHON

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Mon ami Verne Newton a assisté un jour à l’allumage officiel de l’Arbre de Noël National. Chaque année, ils sont plusieurs milliers dans la capitale de notre pays à se grouper et à faire le chemin jusqu’à l’Ellipse, le petit parc situé immédiatement au sud de la Maison Blanche, où ils attendent dans le froid qu’on allume les lumières de l’arbre, après quoi ils s’en vont. On distrait assez facilement les habitants de Washington.

Verne raconte que la nuit où il assista à la chose, il y avait une foule joyeuse qui attendait là dans les ténèbres de décembre, les yeux fixés sur le mastodonte ombreux qui lui sembla à la fin un pin ponderosa de 25 mètres de haut et de 80 ans d’âge, abattu et tiré jusque là depuis un coin comme Arbres Extrêmement Hauts, Montana. À côté de ce pin imposant était une petite estrade sur laquelle le Président, la Première Dame, le Premier Chien, et un tas de gosses suprêmement photogéniques étaient assemblés en vrac. La foule avait attendu plus d’une heure, mais à la fin tout fut pratiquement prêt pour que le Leader du Monde Libre presse le commutateur qui allait brusquement rehausser de couleur-Noël électrique chaque branche de ce noble ponderosa.

Comme le joyeux moment approchait, Verne s’imagina entendre quelqu’un derrière qui l’appelait par son nom. Par réflexe, il tourna la tête, mais ne reconnut personne, et tout aussi vite, il se retourna vers l’allumage. Trop tard! Juste pendant le coup d’œil qu’il avait jeté derrière, on avait poussé le bouton, et l’arbre était illuminé. Verne était là, mais il avait loupé le truc.

Il me semble qu’un tas de conservateurs ont dû avoir une “expérience Verne” quand il s’agit d’observer le fonctionnement de notre économie. Dites-leur, comme je l’ai fait au cours de mes tournées politiques et dans mes émissions d’entretiens à la radio, que les riches s’enrichissent et que les autres se font baiser : assez souvent vous les verrez faire la moue et vous rétorquer ce ricanement : « Quoi! Mais vous essayez de déclencher une guerre de classes! »

Trop tard pour ça, colonel Réac! [1] Peut-être que vous l’avez loupé, mais il y a un bon moment qu’on a poussé ce bouton.

Vous voulez une guerre de classes? Vérifiez donc comment vos lobbyistes d’entreprises ont conspiré avec leurs valets stipendiés de Washington pour faire baisser le salaire minimum, qui est le plancher des revenus dans notre société, une paie de base qui signifie : « Voilà ce que valent les gens qui travaillent ». Oubliez les conneries du PR mises en avant par les employeurs au rabais, comme quoi les seuls Américains qui s’éreintent pour le minimum sont une poignée de gamins de banlieue qui se font un peu d’argent de poche en bossant à Jensaisquoiburger après l’école. Il n’en est rien. Onze millions d’Américains travaillent pour cette paie du plus bas échelon, presque les deux tiers d’entre eux sont des adultes, qui pour la plupart essaient de nourrir une famille.

Ce qui est aussi important, c’est que la structure des salaires, pour des millions d’autres, est bâtie sur ce plancher. Élevez le plancher, et ceux qui se font un, deux ou trois dollars au dessus du minimum finiront par en bénéficier, eux aussi : le salaire minimum est un des meilleurs outils que nous ayons pour répartir les gains produits par les travailleurs.

Le candidat Clinton a promis sans hésitation ni équivoque, au cours de sa campagne présidentielle de 1992, d’élever le plancher de 4,25 dollars de l’heure qui maintient tant de familles dans le servage, déclarant que la pauvreté ne devrait pas être la récompense du travail dans une économie aussi fabuleusement opulente que la nôtre. Bravo pour lui!

L’ennui, c’est que Clinton fonctionne comme une ampoule qui ne serait pas bien vissée; de temps en temps il donne de vives lueurs, mais vous n’avez pas d’éclairage constant. À peine s’était-il installé dans le fauteuil qui porte le sceau présidentiel, qu’il abandonna ces ménages. Ouais, ouais, il mentionna la hausse du salaire dans son premier message sur l’État de l’Union, mais c’était du bidon : il n’a jamais ne fût-ce qu’envoyé un projet de loi à la colline du Capitole, en dépit du fait que son parti contrôlait le Congrès, et que 75% du public était favorable à une augmentation du salaire minimum.

Qu’est-ce qui a fait peur à Bill? Wall Street. Goldman Sachs, Bear Stearns, et autres grosses boîtes, ont autrement d’influence à la Maison Blanche que les familles des travailleurs pauvres. Les premiers cités ont contribué généreusement aux frais de campagne de Clinton, ils ont des alliés placés dans l’administration, comme le Secrétaire du trésor Robert Rubin, ils ont des lobbyistes comme Vernon Jordan qui sont de proches potes et partenaires de golf du Prés’, ils ont des leaders-clefs du Congrès dans leur poche, et toutes ces voix ont donné à Clinton le même avis en 1993 : “nerveux”. Les gros investisseurs de Wall Street, dirent-ils au Président avec toute la solennité qu’ils pouvaient rassembler pour proférer une si patente ânerie, allaient s’énerver au moindre effort qu’il ferait pour augmenter les salaires, et la simple mention serait susceptible de provoquer (gasp!) une baisse de l’indice Dow Jones. Faisant montre alors de la même fermeté d’acier qui caractériserait ensuite le reste de sa présidence, Bill répondit : « Oh, d’accord. »

Et il en fut ainsi, jusqu’à trois ans plus tard, une fois sa campagne de réélection engagée. Au printemps 96, pour répondre à la colère croissante du peuple, de voir les travailleurs piétinés par l’avidité débridée des entreprises, Bill décida d’envoyer une côtelette aux chiens, et voilà que tout à coup le Candidat Clinton était de retour, parlant une fois de plus de l’impératif moral d’élever le salaire minimum “pour que le travail paie”. Mais pas de beaucoup, rassurez-vous, rien qui approche de revenus décents, pas même assez pour arracher un travailleur à temps plein à la pauvreté. Avec beaucoup de flons-flons et de guirlandes d’autosatisfaction, le Congrès républicain et lui adoptèrent une hausse de – ta-ta-ta-la, ta-la-ta-la : 90 cents. Et même cette misère a été étalée sur plus de quinze mois, prenant toute une année à 4,75 $ de l’heure pour finalement atteindre son plein épanouissement de 5,15 $. En privé, Clinton confia à une paire de leaders syndicaux qu’il aurait aimé faire davantage, mais qu’il ne voulait pas risquer que Wall Street… eh bien, s’énerve.

Wall Street peut se calmer. La super-hausse clintonienne de 90 cents laisse toujours au travailleurs à salaire minimal moins de pouvoir d’achat qu’ils n’en avaient obtenu en 1956, quand Ike était président. Essayez donc de vous offrir une tranche du rêve américain avec le salaire minimum de Clinton, qui rapporte à peu près 860 $ avant impôt pour un mois de travail à plein temps :

 

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UN MOIS AVEC LE SALAIRE MINIMUM DE CLINTON

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Loyer :  350 $ même pour une cabane dans un trou quelconque

Services publics :   50 $ juste pour gaz et électricité; pas de

                                       téléphone

Frais du ménage : 200 $ pour mettre de l’épicerie sur la table,

                                        acheter du papier-chiottes, des draps, des

                                        torchons, du détergent, et autres 

   incontournables

Transport :   50 $ pour aller au boulot et en revenir, en suppo-

                              sant qu’il y ait  un bus ou un métro qui y mène;

                              beaucoup plus si vous avez besoin d’une

                              voiture; et je ne compte ni les courses, 

                              ni les visites, etc.

Dépenses personnelles : 50 $ pour les vêtements (y compris les

                    uniformes de travail,  que les employés doivent 

                    acheter ou louer), coiffeur,  médicaments pour la 

                    toux, le rhume, etc

Taxes : 50 $ juste pour la sécurité sociale; sans compter les autres 

                   taxes, fédérales, d’état, locales, ni même les frais 

                   d’enlèvement d’ordures, etc.

Sous-total :  750 $

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Ce qui vous laisse 110 dollars pour le reste : le soin et la garde des enfants, les soins médicaux (faites attention à ne pas tomber vraiment malades, parce que vous n’avez pas d’assurance, et que les urgences vous coûteront une semaine de salaire, juste pour parler à une infirmière), l’éducation ou la formation, les divertissements (pas de télé câblée, pas de ciné, pas de jeux de balle, pas grand-chose de quoi que ce soit), un ordinateur pour votre gosse, les vacances (ha!)… et qu’ajouter au sujet de Noël et de l’anniversaire du gamin? Ça vous fait souffrir, à l’intérieur comme à l’extérieur. Comme une dame l’a formulé, travailler pour le salaire minimum – même après la Super-Hausse de Bill – « vous donne l’impression d’avoir repassé toute la journée sur une planche basse avec un fer froid ».

Vous voulez une guerre de classes? Ce n’est pas pour rien qu’on appelle “cancrelats” les lobbyistes de Washington : ils grouillent dans le noir, dévorent tout ce qui tombe par terre, et pour eux, il n’y a pas d’acte trop bas.

Pendant que Clinton et le Congrès promulguaient leur misérable relèvement du salaire minimum l’an dernier, les cancrelats grimpaient sur la législation comme sur un gâteau d’anniversaire, détalant dans l’obscurité avec dans les 21 milliards de cadeaux pour les entreprises, arrachés à une loi ostensiblement destinée à aider les travailleurs pauvres :

– Une “clarification” du droit fiscal fut insérée dans le projet de loi, permettant aux groupes de presse de classer leurs livreurs – les gars au salaire minimum qui vous apportent votre journal du matin – comme “contractuels indépendants”. Ce qui permet aux Murdoch, Cox, Dealey, Hearst et autres patrons de presse milliardaires d’éviter de payer la sécurité sociale, le chômage, et autres avantages à ces grouillots qu’ils saluent avec tant d’hypocrisie chaque année dans l’éditorial du Jour des Distributeurs de Journaux [2].

– Les multinationales américaines se sont faufilées dans une faille qui élimine de leurs impôts les revenus qu’elles ont tiré de leurs usines à l’étranger, ce qui équivaut à leur donner un nouvel encouragement fiscal pour délocaliser encore davantage de nos usines et de nos emplois.

– Des raiders comme Henry Kravis, Ron Perelman, et d’autres, qui procèdent au rachat hostile d’entreprises, virent les employés, et mettent au pillage des avoirs de la boîte visée, ont tiré une bonne grosse gâterie, eux aussi, de la loi sur le salaire minimum. Ces pirates paient des milliards de dollars d’honoraires à des banquiers d’investissement pour financer leurs opérations de destruction du travail, mais à présent – grâce à une “correction technique” fourrée dans cette loi, ces honoraires seront déductibles du revenu imposable. Et plus marrant encore, le Congrès a décrété que cette déductibilité serait rétroactive.

Lors de la cérémonie de signature de la loi sur le salaire minimum, à la Maison Blanche, Clinton s’est entouré de travailleurs sous-payés pour la séance de photos, mais hors-champ, c’étaient les pontes de Wall Street qui avaient les sourires les plus épanouis.

Vous voulez une guerre de classes? Il est assez dur que des P-D G baissent les salaires de tout le monde, et virent des travailleurs à droite et à gauche, pendant qu’ils caracolent là-haut sur la colline avec en poche des paies de 5 millions, de 50 millions, de 150 millions de dollars par an, mais pour rendre la chose encore plus amère, Washington nous oblige, vous et moi, à subventionner les salaires de ces nababs. Si extravagant que ce soit, le moindre sou du salaire d’un P-D G, de ses bonus, de ses suppléments et à-côtés est déduit du revenu imposable de l’entreprise.

Si vous payez vos gosses pour tondre la pelouse deux fois par mois, pouvez-vous déduire cette dépense de vos impôts? Non. Si vous le pouviez, vous les paieriez sans nul doute 100 dollars ou un million, ou autant que vous pourriez pour chaque passage de la tondeuse, parce que, eh bien, pourquoi pas… les contribuables paieraient pour vous.

Une fois encore, l’ampoule de Bill Clinton a clignoté, et il s’est dit déterminé à faire quelque chose contre la rapacité galopante des cadres. Dans son premier discours sur l’état de l’Union, le jeune Président tout frais s’est dressé bien haut sur l’estrade nationale, et a osé suggérer, en guise de geste égalitaire, qu’il restreindrait l’exemption de taxe d’une entreprise à “seulement” le premier million de dollars du salaire surgonflé d’un P-D G.

« Seigneur Dieu Tout-Puissant », hurlèrent à l’unisson tous les P-D G des quatre coins de l’Amérique, depuis leurs suites de l’ultime étage, « allez chercher une corde et appelez les chiens, il y a un Bolchevique évadé à la Maison Blanche! » Avant même que Clinton n’eût terminé son discours, les appels étaient faits, les lobbyistes étaient engagés, et la campagne “Sauvez les millionnaires” était lancée pour empêcher cet acte de “populisme au rabais”, ainsi étiquetèrent-ils d’urgence la proposition du nouveau Président pour boucher leur faille fiscale.

Ils prirent très personnellement cet assaut de front contre leur privilège de classe, les P-D G eux-mêmes s’enrôlant dans le combat pour la préservation de leurs gras salaires. Comme le rapporta le Washington Post, le sérieux concert de hurlements se déchaîna dans un de ces lieux écartés où se chevauchent les cercles sociaux concentriques des élites de Washington et de Wall Street. Scène 1 : un dîner en smoking dans une station balnéaire de Floride, où certains des plus gros industriels du pays, fuyant l’hiver du nord, se groupent pour passer février. Letitia Chambers, une assistante de la Maison Blanche, est coincée par une bande de nantis : « Pourquoi vous en prendre à nous? » demande, la face cramoisie, la femme d’un des P-D G à beaucoup-plus-d’un-million. Scène 2 : Un dîner de P-D G à New York, dans la nuit qui suivit l’annonce de Clinton. Les patrons d’American Express, de RJR Nabisco, de Loews Corp., des assurances AIG et autres géants sont là, geignant et grognant directement dans les oreilles de Robert Rubin, alors à la tête du Conseil Économique National de Clinton, et actuellement secrétaire du Trésor. Bonnes oreilles où geindre, puisque Rubin avait été lui-même payé 26 millions par an chez Goldman Sachs avant de rejoindre la Maison Blanche – il pouvait compatir à leur souffrance. Rubin lissa les plumages ébouriffés, et roucoula des mots apaisants : « Ce n’est pas le vrai Bill Clinton. »

Apparemment non, en effet. Il largua rapidement l’idée, et n’en a jamais reparlé depuis en public. En avril, une paire d’empêcheurs de danser en rond subalternes du Ministère des Finances annonça une “proposition révisée” : au lieu de limiter les déductions à un million, l’administration accorderait pleine et entière déductibilité tant que la paie du cadre supérieur serait en rapport avec de vagues résultats en termes de performance, définis par le conseil d’administration – ce qui équivaut à peu près à obtenir un mot de votre maman comme quoi c’est d’accord pour que vous continuiez à piller le trésor.

Les officiels de Clinton expliquèrent qu’ils avaient fait machine arrière parce qu’ils ne voulaient pas “s’immiscer de manière inappropriée” dans les affaires du secteur privé. Est-ce qu’on a des entonnoirs sur la tête? Personne ne parlait de s’immiscer dans les sommes que paie une entreprise à M. Gros : payez-lui donc la rançon d’un roi pour ce que je m’en fous, mais ne la prenez pas dans nos poches de contribuables. Ça, c’est l’affaire du public.

La brusque volte-face du Président me rappelle l’histoire du branleur de banlieue qui entra en se dandinant dans l’échoppe d’un maréchal-ferrant, et qui commença à fourrager partout, se vantant d’en connaître un coin sur la vie des cow-boys. Le maréchal-ferrant, perplexe, martelait des fers à cheval, sortait du feu le métal rouge, le frappait, le tordait pour lui donner forme, puis le jetait dans les cendres, encore sifflant.

Le gars de la ville fit un pas en avant, tâta les cendres d’un air entendu, attrapa un fer…  et lâcha immédiatement cette saloperie qui lui avait brûlé les doigts. « Chaud? » demanda le maréchal avec un sourire. « Non », répondit le jeune mec entre ses dents serrées, c’est seulement que ça me prend pas longtemps de regarder un fer à cheval. »

 

[1] Too late for that, Limbaugh-breath! Allusion opaque. Rush Limbaugh est un animateur de radio républicain, connu et controversé, un réac très con apparemment, dont il sera longuement question au chapitre Médias, et sporadiquement ensuite (pour Jim, c’est peut-être avant tout un rival à succès). Mais son “souffle”, probablement limpide pour l’Américain moyen, est introuvable sur le net.

 

[2] Authentique. Le 4 septembre.

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