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Myshelf

Ambitions impériales

2 Octobre 2015, 05:43am

Publié par Narcipat

UN

 

AMBITIONS IMPÉRIALES

 

CAMBRIDGE, MASSACHUSETTS (22 mars 2003)

 

Quelles sont les implications régionales de l’invasion et de l’occupation de l’Iraq par les États-Unis?

 

Je pense que non seulement la région mais le monde en général perçoit l’invasion américaine comme un test, comme un effort pour établir une nouvelle norme dans l’usage de la force militaire. Cette nouvelle norme a été définie en termes généraux par la Maison Blanche en septembre 2002 quand elle a annoncé la nouvelle Stratégie Nationale de Sécurité des États-Unis d’Amérique. Le rapport proposait une doctrine quelque peu innovante et inhabituellement extrême quant à l’usage de la force dans le monde, et ce n’est pas par hasard que les roulements de tambour de la guerre en Iraq ont coïncidé avec la publication de ce rapport.

    Il ne s’agit pas d’une doctrine de la guerre préemptive [1], qui à la rigueur pourrait découler d’une interprétation tiraillée de la charte des Nations Unies, mais plutôt d’une doctrine qui n’a aucun début de fondement dans la loi internationale, celle de la guerre préventive, pour l’appeler par son nom. À savoir : les États-Unis gouverneront le monde par la force, et si leur domination rencontre le moindre obstacle – qu’il soit perçu à distance, inventé, imaginaire, n’importe – alors ils auront le droit de détruire cet obstacle avant qu’il ne devienne une menace. Il s’agit de guerre préventive, et non préemptive.

    Pour établir une nouvelle norme, il faut agir. Bien entendu, tous les états n’ont pas la capacité de créer ce qu’on appelle une nouvelle norme. Si l’Inde envahit le Pakistan pour faire cesser des atrocités monstrueuses, elle ne crée pas de norme. Mais si les États-Unis  bombardent la Serbie sur des bases douteuses, cela devient une norme. Voilà ce que signifie le pouvoir.

    La meilleure méthode pour établir une nouvelle norme, comme celle de la guerre préventive, c’est de choisir une cible absolument sans défense, qui puisse être aisément écrasée par la plus colossale puissance militaire qu’ait connue l’histoire. Toutefois, pour le faire de façon crédible, du moins aux yeux de vos concitoyens, il faut effrayer les gens. Il faut donc dénoncer la proie sans défense comme une terrible menace pour la survie, responsable du 11 septembre, qui s’apprête à nous attaquer de nouveau, etc. Et c’est ce qu’on a fait, assurément, dans le cas de l’Iraq. Par une propagande vraiment spectaculaire, qui fera à coup sûr date dans l’histoire, Washington a accompli un effort gigantesque pour convaincre les Américains, et eux seuls, que Saddam Hussein n’était pas seulement un monstre, mais une menace pour notre existence. Et cela a largement réussi. La moitié de la population des États-Unis croit que Saddam Hussein était “personnellement impliqué” dans les attentats du 11 septembre 2001.

    Ainsi tout cela concorde. La doctrine est énoncée, la norme est établie sur un cas très facile, la population est incitée à la panique, et, seule au monde, ajoute foi à une menace chimérique pesant sur sa survie : elle soutient donc volontiers l’emploi de la force militaire pour sa défense. Et si vous croyez tout cela, eh bien cela devient effectivement de l’auto-défense d’envahir l’Iraq, bien qu’en réalité cette guerre soit un exemple-type d’agression, et recèle l’intention d’appliquer la norme à des agressions futures. Une fois qu’on a traité l’affaire facile, on peut se tourner vers de plus ardues.

    Le monde est largement opposé à cette guerre, parce qu’ils voient qu’il ne s’agit pas seulement d’une attaque de l’Iraq. Bien des gens la perçoivent exactement comme ce qu’elle entend être, comme une ferme déclaration que vous feriez bien de faire attention, ou vous serez le suivant. Les États-Unis sont désormais considérés comme la plus dangereuse menace contre la paix par énormément de gens, probablement l’écrasante majorité de la population mondiale. En un an, George Bush a réussi à faire des États-Unis un objet de crainte intense, d’aversion, et même de haine.

 

Au Forum Social Mondial de Porto Alegre, au Brésil, en février 2003, vous avez défini Bush et son entourage comme des “nationalistes radicaux” se livrant à une “violence impériale”. Est-ce que ce régime de Washington D.C. est substantiellement différent des précédents?

 

Il est utile d’avoir quelque perspective historique : allons donc à l’opposé du spectre politique, aussi loin que nous pourrons, jusqu’aux libéraux kennediens. En 1963, ils ont énoncé une doctrine qui n’est guère différente de la Stratégie de Sécurité Nationale de Bush. Dean Acheson, un homme d’état mûr et respecté, un des conseillers principaux de l’administration Kennedy, fit à la Société Américaine de Droit International une conférence au cours de laquelle il affirma qu’aucun “problème juridique” ne se pose quand les États-Unis répondent à un défi à leur “pouvoir, position ou prestige”. La date de cette déclaration est significative. Elle suit de peu la crise des missiles cubains de 1962, qui a presque mené le monde au bord de la guerre nucléaire. Cette crise résultait pour une large part d’une importante campagne de terrorisme international visant à renverser Castro – ce qu’on appelle actuellement le changement de régime, qui poussa Cuba à se procurer des missiles russes pour se défendre.

    Acheson soutint que les États-Unis avaient droit à la guerre préventive en cas de simple défi à notre position et à notre prestige, et non seulement de menace contre notre existence. Sa formulation, en fait, est encore plus extrême que la doctrine de Bush. D’un autre côté, pour la mettre en perspective, notons qu’il s’agissait d’une déclaration de Dean Acheson à la Société Américaine de Droit International, et non de la communication officielle d’une politique. Le document sur la Stratégie de Sécurité Nationale est une communication officielle, et non simplement celle d’un haut fonctionnaire; or elle est d’une impudence inhabituelle.

 

“Pas de sang pour du pétrole” : voilà un slogan que nous avons tous entendu aux rassemblements pour la paix. La question pétrolière est souvent considérée comme le moteur occulte de l’invasion et de l’occupation de l’Iraq. Dans quelle mesure le pétrole a-t-il un rôle central dans la stratégie américaine?

 

Qu’il soit central, c’est indéniable. Je ne pense pas que personne de sensé puisse en douter. La région du Golfe est la plus grosse productrice d’énergie du monde depuis la Seconde Guerre Mondiale, et l’on s’attend à ce qu’elle le reste au moins pour une génération de plus. Le Golfe Persique est une source énorme de pouvoir stratégique et de richesse matérielle, et l’Iraq y est tout à fait central. L’Iraq a la deuxième réserve du monde en volume, et son pétrole est d’accès facile, donc bon marché. En contrôlant l’Iraq, on est dans une position très forte pour contrôler les prix et les niveaux de production (ni trop élevés, ni trop bas), pour saper l’OPEP (Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole) et peser sur le monde entier. Cela n’a rien à voir avec un accès au pétrole, en vue d’une importation aux États-Unis. Il s’agit de le contrôler.

    Si l’Iraq se situait quelque part en Afrique centrale, il n’aurait pas été choisi comme terrain d’essai pour la nouvelle doctrine de la force, bien que ceci ne rende pas compte du choix du moment, le contrôle du pétrole du Moyen Orient étant un l’objet d’un souci constant.

 

Un document du Département d’État daté de 1945 relatif au pétrole saoudien l’évoque comme une “stupéfiante source de pouvoir stratégique, et un des plus importants enjeux de l’histoire de l’humanité”. Les États-Unis importent pas mal de leur pétrole, dans les 15%, du Venezuela. Ils en importent aussi de Colombie et du Nigeria. Ces trois pays, du point de vue de Washington, posent quelque problème en ce moment, avec Hugo Chávez aux commandes au Venezuela, une guerre civile en Colombie, des rébellions et des grèves au Nigeria. Que pensez-vous de tous ces facteurs?

 

Tout cela est très juste, et les régions que vous mentionnez sont celles où les États-Unis entendent avoir un accès réel. Au Moyen-Orient, ils veulent le contrôle. Mais, du moins si l’on se fie aux projections des services de renseignements, Washington a l’intention de s’appuyer sur les ressources, considérées comme plus stables, du bassin atlantique et de l’hémisphère Ouest, zones qui sont plus complètement sous contrôle américain que le Moyen Orient, région difficile. Une perturbation de quelque sorte que ce soit représente une menace importante dans ces zones, raison pour quoi un autre épisode comme celui de l’Iraq est très probable, surtout si l’occupation marche comme l’espèrent les planificateurs civils du Pentagone. Si la victoire est facile, avec pas trop de combats, et si Washington peut établir un nouveau régime qu’il appellera “démocratique”, ça les encouragera à entreprendre l’intervention suivante.

    On peut imaginer plusieurs possibilités. L’une d’elles est la région andine. L’armée U.S. a dès à présent des bases et des soldats tout autour des Andes. La Colombie et le Venezuela, surtout le Venezuela, sont tous deux de gros producteurs de pétrole, et il y a plus de réserves en Équateur et au Brésil. L’Iran est une autre possibilité.

 

En parlant de l’Iran, l’administration Bush a reçu de celui que Bush appelle “l’homme de paix”, Ariel Sharon soi-même, le conseil de s’attaquer à l’Iran le “lendemain” du jour où les États-Unis en auront fini avec l’Iraq. Que peut-on dire de l’Iran, un état désigné comme membre de “l’axe du mal”, et détenteur lui aussi d’importantes réserves de pétrole?

 

Du point de vue d’Israël, l’Iraq n’a jamais été un gros problème. Ils considèrent l’affaire comme un jeu d’enfants. Mais l’Iran, c’est une autre histoire. L’Iran est une puissance militaire et économique autrement sérieuse. Ça fait des années qu’Israël presse les États-Unis de s’en prendre à l’Iran. L’Iran est un trop gros adversaire pour Israël, alors il veut que les grands garçons fassent le boulot.

    Et il est fort probable que cette guerre est déjà en bonne voie. Il y a un an, on a rapporté que plus de 10% de la force aérienne israélienne avait pour base permanente l’est de la Turquie – l’énorme base militaire américaine qui s’y trouve – et menait des missions de reconnaissance au-dessus de la frontière iranienne. De plus, selon des relations dignes de foi, les États-Unis, la Turquie et Israël s’efforceraient de fomenter des soulèvements nationalistes azéri dans le nord de l’Iran. Ce qui signifie qu’un axe de pouvoir américano-turco-israélien contre l’Iran pourrait en fin de compte mener au morcellement de ce pays, voire à une attaque militaire. Toutefois, elle ne surviendra que si l’on tient pour acquis que l’Iran serait totalement sans défense : ils ne vont pas attaquer un pays capable de résister.

 

Avec la présence de troupes américaines en Iran et en Afghanistan, sans compter les bases en Turquie, l’Iran est encerclé. Les États-Unis ont également des troupes et des bases dans toute l’Asie centrale, jusqu’au nord. Cela ne risque-t-il pas d’encourager l’Iran à acquérir des armes nucléaires pour se défendre, à supposer qu’il n’en possède pas déjà?

 

Très vraisemblablement. Et le peu d’éléments sérieux dont nous disposions indique que le bombardement par Israël de la centrale Osirak en 1981 a probablement stimulé, et pourrait avoir initié, le programme iraqien d’acquisition de l’arme nucléaire.

 

Mais ne l’avaient-ils pas déjà entrepris?

 

Ils avaient entrepris de bâtir une centrale, mais personne ne connaissait ses possibilités. Après le bombardement, une enquête a été menée sur le terrain par un physicien nucléaire renommé d’Harvard, Richard Wilson. Je crois qu’il était à cette époque à la tête du Département de Physique d’Harvard. Wilson a publié son analyse dans une revue scientifique de premier plan, Nature. Il est expert dans son domaine, et selon lui, Osirak était une centrale énergétique. D’autres sources, des Iraqiens en exil, ont indiqué qu’il n’y avait pas grand-chose en route : les Iraqiens jouaient avec l’idée d’armes nucléaires auparavant, mais c’est le bombardement d’Osirak qui a stimulé le programme d’armement. On ne peut le prouver, mais c’est ce que suggèrent les témoignages.

 

Que signifient la guerre d’Iraq et l’occupation pour les Palestiniens?

 

Il est intéressant d’y réfléchir. C’est une règle du journalisme que lorsqu’on cite le nom de George Bush dans un article, le titre doit parler de sa “vision”, et l’article de ses “rêves”. On pourra ajouter une photo de lui scrutant l’horizon, juste à côté de l’article. C’est devenu une convention journalistique. Une manchette du Wall Street Journal d’hier répétait les mots vision et rêve une dizaine de fois.

    Un des rêves de George Bush est d’établir un état palestinien, quelque part, un jour, en un lieu imprécisé, peut-être le désert saoudien. Et nous sommes censés glorifier cette vision grandiose. Mais tout ce baratin sur la vision et le rêve bushien d’un état palestinien passe complètement sous silence que les États-Unis devraient cesser de saper les longs efforts du reste du monde, quasi sans exception, pour obtenir un règlement politique viable. Pendant les 25 ou 30 dernières années, les États-Unis ont bloqué tout règlement de ce genre. L’administration Bush est allée encore plus loin que les autres en ce sens, parfois de façon si extrême qu’on ne l’a même pas rapportée. Par exemple, en décembre 2002, l’administration Bush a totalement changé de politique au sujet de Jérusalem. Jusque là, les États-Unis étaient en accord avec la résolution du Conseil de Sécurité de 1968 enjoignant Israël de révoquer sa politique d’occupation et de colonisation de Jérusalem-est. Mais l’administration Bush a changé de politique. C’est justement une des nombreuses mesures destinées à saper toute possibilité de règlement politique sensé.

    À la mi-mars 2002, Bush fit ce qu’on a appelé sa première grande communication sur le Moyen-Orient. Les gros titres la décrivirent comme la première déclaration significative depuis des années, et ainsi de suite. Le texte du discours était un tissu de banalités, à part une phrase. Cette phrase, si on la regarde de près, disait : « À mesure qu’on progresse en direction de la paix, la colonisation des territoires occupés doit cesser. » Qu’est-ce que ça veut dire? Qu’avant que le processus de paix atteigne un stade qu’entérine Bush, qui pourrait être indéfiniment repoussé dans le futur, Israël pourrait continuer à implanter des colonies. C’est un changement de politique. Jusqu’à présent, officiellement du moins, les États-Unis se sont opposés à l’extension des programmes de colonisation illégale qui barrent la voie à toute solution politique. Mais à présent Bush dit le contraire. Allez-y, continuez de coloniser. Nous continuerons de payer pour cela, jusqu’à ce que nous décidions que, d’une façon ou d’une autre, le processus de paix a atteint le stade voulu. Il y a là un changement significatif en faveur d’une agression accrue, qui fragilise la loi internationale et sape les possibilités de paix.

 

Vous avez évoqué le niveau de protestation et de résistance publiques contre la guerre d’Iraq comme “sans précédent”. Jamais auparavant on n’avait constaté une telle opposition à une guerre avant qu’elle ne commence. Où mène cette résistance aux États-Unis et dans le monde?

 

Je ne connais aucun moyen de prédire les affaires humaines. Cela ira comme les gens décideront que ça aille. Il y a de nombreuses possibilités. Cela pourrait s’intensifier. Les tâches sont à présent plus grandes et plus sérieuses qu’elles ne l’étaient auparavant. D’un autre côté, c’est plus difficile. Psychologiquement, il est plus aisé de s’opposer à une agression militaire qu’à un programme bien établi d’ambition impériale, dont l’agression ne constitue qu’une phase, d’autres étant à venir. Cela demande plus de réflexion, plus de dévouement, plus d’engagement à long terme. C’est la différence entre décider : « Demain, je vais à la manif, et puis je rentre à la maison » ou « Je m’implique là-dedans jusqu’au bout. » Ce sont les choix que les gens ont à faire. C’était tout aussi vrai pour le mouvement des droits civiques, celui de l’émancipation des femmes, et n’importe quel autre mouvement.

 

Que dire des menaces et de l’intimidation dont sont l’objet les dissidents, ici, aux États-Unis, y compris des rafles opérées au hasard parmi les immigrants, les détenteurs de cartes vertes, et les citoyens, sous ce motif?

 

Il faut résolument nous en préoccuper. Le gouvernement en place s’est arrogé des droits qui passent tout précédent, incluant jusqu’à celui d’arrêter des citoyens, de les garder en détention sans communication avec leurs familles ou leurs avocats, et ceci sine die, sans inculpation. Et les immigrants et autres personnes vulnérables doivent assurément se méfier. D’un autre côté, pour des gens comme nous, citoyens dotés de tous les privilèges, il y a certes des menaces, mais elles sont si légères, en comparaison de ce que souffrent les gens sur la majeure partie de la terre, qu’on ne peut en faire une maladie. Je débarque juste de deux voyages, en Colombie et en Turquie, et en comparaison des menaces auxquelles les gens sont confrontés là-bas, nous vivons au paradis. En Colombie et en Turquie, on s’inquiète de la répression d’état, bien sûr, mais on ne se renonce pas pour cela à agir.

 

Est-ce que vous distinguez en Europe ou dans les pays émergents d’Asie de l’Est des forces qui puissent faire contrepoids au pouvoir américain à un moment ou un autre?

 

Il est certain que l’Europe et l’Asie sont des puissances économiques à peu près de même stature que les États-Unis, et qui ont leurs propres intérêts, lesquels ne consistent pas à obéir aux ordres américains. Bien entendu, ils sont tous étroitement liés. Par exemple, les milieux des entreprises, en Europe, aux États-Unis, et dans la plus grande partie de l’Asie, ont toutes sortes de liaisons et des intérêts communs; mais ils en ont aussi de séparés, ce qui cause des problèmes qui remontent loin en arrière, tout spécialement avec l’Europe.

Les États-Unis ont toujours eu une attitude ambivalente vis-à-vis de l’Europe. Ils voulaient son unification, pour qu’elle serve de marché plus rentable, par sa taille, aux entreprises américaines; mais ils se sont toujours souciés du danger qu’elle prenne une autre direction. Beaucoup des problèmes touchant l’accession des pays de l’Est à l’Union Européenne sont en rapport avec cela. Les États-Unis sont très favorables à ce processus d’accession, parce qu’ils espèrent que ces pays seront plus perméables à l’influence américaine, et pouvoir ainsi saper le noyau de l’Europe, à savoir la France et l’Allemagne, grosses nations industrielles qui pourraient prendre une voie un peu plus indépendante. 

Il y a aussi, à l’arrière-plan, une haine tenace des États-Unis contre le système social européen, qui procure des salaires décents, des conditions de travail, et des bénéfices. Les États-Unis ne veulent pas que ce modèle existe, parce qu’il est dangereux. De drôles d’idées pourraient venir aux gens. Et l’on comprend que l’accession des pays d’Europe de l’Est, avec leurs économies basées sur de bas salaires et la répression du travail, pourrait contribuer à saper les modèles sociaux en Europe de l’Ouest. Ce serait un gros avantage pour les États-Unis.

 

Avec l’économie américaine qui se dégrade, et la perspective de nouveaux licenciements, comment l’administration Bush va-t-elle maintenir ce que certains appellent un état militaire, engagé dans une guerre permanente et l’occupation de nombreux pays? Comment vont-ils y arriver?

 

Ils n’ont besoin d’y arriver que pour six ans de plus, à peu près. Dans ce laps, ils espèrent avoir institutionnalisé une série de programmes hautement réactionnaires au sein des États-Unis. Ils auront laissé l’économie dans un état très préoccupant, avec d’énormes déficits, à peu près comme ils s’y sont pris dans les années 80. Et alors ce sera l’affaire de quelqu’un d’autre. Dans l’intervalle, ils auront sapé les programmes sociaux et affaibli la démocratie – qu’ils haïssent, bien entendu – en transférant le pouvoir de décision du domaine public à des personnes privées. Dans le pays, leur héritage sera pénible et douloureux, mais seulement pour la majorité de la population. Les gens dont ils se préoccupent vont s’en tirer comme des bandits, tout à fait comme dans les années Reagan. Après tout, pour une large part, ce sont les mêmes gens qui sont au pouvoir à présent.

    Et au niveau international, ils espèrent avoir institutionnalisé les doctrines de domination impériale par la force et les guerres préventives de leur choix. En puissance et dépenses militaires, les États-Unis l’emportent probablement sur le reste du monde réuni, et prennent actuellement des directions extrêmement dangereuses, y compris la militarisation de l’espace. Et je suppose qu’ils considèrent que quoi qu’il advienne de l’économie, la puissance militaire américaine sera si écrasante que les gens n’auront plus qu’à faire ce qu’ils diront.

 

 Qu’avez-vous à dire aux militants pacifistes américains qui se sont efforcés d’éviter l’invasion de l’Iraq, et qui à présent ressentent colère et désespoir que leur gouvernement l’ait réalisée?

 

Qu’ils doivent se montrer réalistes. Voyez l’abolitionnisme. Combien de temps a duré le combat avant que le mouvement abolitionniste fasse le moindre progrès? Si on laisse tomber chaque fois qu’on n’obtient pas le succès escompté, c’est le pire qui adviendra toujours. Ce sont là de longs, de durs combats. Et, en fait, ce qui s’est passé pendant les deux mois qui précèdent, il faut le voir comme assez positif. Une base a été créée pour l’extension et le développement d’un mouvement pour la justice et la paix qui peut se maintenir et se proposer des tâches bien plus difficiles. C’est comme ça que ça marche. Vous ne pouvez pas escompter une victoire facile à chaque manif de protestation.

 

[1] Impossible d’éluder l’antithèse preemptive / preventive, fort difficile à traduire, dans la mesure où préemptif n’a pas ce sens en français… et où la nuance est subtile, la guerre préemptive ne se distinguant de la préventive que par l’imminence et la certitude (alléguées par l’agresseur, tout le problème gît là) de l’attaque (NDT).

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