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Myshelf

Un autre monde est possible

10 Octobre 2015, 05:44am

Publié par Narcipat

NEUF

 

UN AUTRE MONDE EST POSSIBLE

 

LEXINGTON, MASSACHUSETTS (8 février 2005)

 

Nous avons parlé de la montée du fondamentalisme religieux dans ce pays. Comment s’explique-t-elle, selon vous?

 

Ce n’est pas vraiment une montée. Il y a longtemps que ce pays est profondément religieux. Mais en réalité je déteste user du mot religieux. Si je n’aime pas ce mot, c’est en partie parce qu’on pourrait soutenir que la religion organisée est sacrilège. Elle se base sur de très étranges conceptions de la divinité. S’il en existait une, elle n’aimerait pas ça. Mais servons-nous de ce mot pour le moment. Ce pays est très religieux depuis ses origines. La Nouvelle Angleterre a été colonisée par des extrémistes religieux fondamentalistes qui se considéraient eux-mêmes comme les enfants d’Israël, obéissant aux ordres d’un dieu de guerre qu’ils adoraient tout en purifiant la terre des Amalécites. Lisez des descriptions de certains massacres, comme celui de Pequot, ce sont juste des chapitres issus des sections les plus génocidaires de la Bible, que de fait les colons citaient d’abondance. Le fondamentalisme religieux a donné à l’expansion vers l’Ouest des origines pseudo-bibliques. On a conquis les territoires espagnols en brandissant le drapeau de la destruction du papisme hérétique.

Généralement, les croyances religieuses extrêmes sont inversement proportionnelles à l’industrialisation : plus la modernisation progresse, plus l’extrémisme religieux recule. Mais aux États-Unis, cette corrélation inverse s’effondre complètement. Sous ce rapport, on dirait un pays sous-développé. Je me souviens, il y a cinquante ans, d’avoir écouté la radio en traversant le pays en voiture. Je ne pouvais croire à ce que j’entendais. Des prédicateurs en train de délirer, de hurler – On ne peut même pas imaginer quelque chose de ce genre où que ce soit ailleurs.

Quant aux changements qui se sont produits dans les dernières années, je crois qu’il n’affectent pas tant le niveau d’engagement religieux que la manière dont la religion a été introduite dans le système politique et la vie publique. Nous avons dit que chaque président depuis Carter avait dû être “religieux”, mais on peut observer ce processus partout.

L’enseignement de l’évolution, qui est simplement la norme dans tout autre pays, est très difficile ici. Et ça dure depuis longtemps. Je me souviens du temps où ma femme allait à l’université dans les dernières années quarante. Elle suivait un cours de sociologie, et je me rappelle qu’elle me raconta ce que le prof leur avait dit : « La prochaine partie traitera de l’évolution. Vous n’êtes pas obligé d’y croire, mais vous devez simplement savoir ce que pensent certaines personnes. » Je doute que cela arrive dans n’importe quel autre pays industrialisé. Et il ne s’agissait pas du Sud profond, mais de l’Université de Pennsylvanie. Nous pouvons donc discuter des causes de l’extrémisme religieux aux États-Unis, mais il faut savoir que c’est un aspect indéniable de l’exception américaine, un parmi de nombreux autres.

Une cause possible est que ce pays a toujours été particulièrement effrayé, comme nous l’avons déjà évoqué. Il règne ici un sentiment d’insécurité étrangement fort, qui pourrait être lié au degré de fondamentalisme religieux. Les États-Unis sont de loin le pays le plus puissant et le plus sûr du monde, mais c’est celui qui se sent le plus menacé. John Lewis Gaddis, l’historien bien connu, a écrit récemment un compte-rendu perspicace de la stratégie de sécurité nationale de Bush. Il en suit la trace jusqu’aux débuts de l’histoire des États-Unis, précisément jusqu’à John Quincy Adams, qui a posé les bases de la grande stratégie pour la conquête du continent. La pièce centrale de son argumentation est une lettre fameuse qu’Adams a écrite en 1818 pour justifier la conquête de la Floride par Andrew Jackson au cours de la Première Guerre Séminole.

Gaddis cite l’argument d’Adams comme quoi il était nécessaire d’attaquer la Floride pour protéger la sécurité américaine, parce que la zone était un “état failli” – il utilise vraiment cette expression – une sorte de vacance de pouvoir qui menaçait les États-Unis.

Mais si l’on examine le travail universitaire lui-même, ça devient fort intéressant. Gaddis sait certainement que tous les livres qu’il cite soulignent que l’invasion de la Floride n’avait absolument rien à voir avec la sécurité. Il s’agissait d’expansion territoriale : de s’emparer des colonies espagnoles. Et les seules menaces étaient brandies par des Indiens “sans loi” et des esclaves fugitifs. Les Indiens étaient sans loi parce qu’on les les chassait de chez eux et les assassinait, et les esclaves s’enfuyaient parce qu’ils ne voulaient pas être esclaves. Il y a eu des cas d’attaques indiennes contre des installations américaines, mais toujours en représailles contre des attaques américaines. On appelait ça terreur, bien entendu, et il fallait nous en défendre en conquérant la Floride.

Selon Gaddis (et il le montre), c’est un principe directeur de l’histoire américaine que la seule manière de se procurer la sécurité passe par l’expansion. Tant que nous n’avions pas envahi la Floride, nous vivions dans l’insécurité, et la seule manière de se procurer la sécurité, c’était l’invasion. Le combat pour la Floride se révéla une véritable guerre d’extermination – une guerre sale, brutale, meurtrière. Mais c’est très bien, puisque nous le faisions pour la sécurité. Et vous pouvez suivre ce thème jusqu’à nos jours. Ce sont les mêmes arguments qu’on nous donne à l’appui d’une militarisation de l’espace : la seule manière pour conquérir la sécurité, c’est d’envahir l’espace, et en fin de compte d’en faire sa propriété.

 

Un autre aspect de la religion aux États-Unis est la contestation et l’opposition, qui se reflétèrent dans le mouvement de solidarité pour l’Amérique Centrale des années 80, puis durant la récente invasion de l’Iraq, quand une part du clergé et des églises se sont exprimés.

 

L’Amérique Centrale fut un cas très frappant, vu que les États-Unis sont carrément entrés en guerre contre l’Église catholique. Dans l’Amérique latine des années 60 et 70, l’Église catholique était tout à fait sortie de sa vocation traditionnelle. Elle avait adopté des éléments de la théologie de la libération, et reconnu ce qu’on appelle “l’option préférentielle pour les pauvres”. Des prêtres, des nonnes, des travailleurs laïcs organisaient les paysans en communautés, où on lisait les Évangiles et en tirait des leçons sur l’organisation à adopter pour prendre le contrôle de leurs propres vies. Et, bien entendu, cela fit d’eux sur-le-champ les pires ennemis des États-Unis : Washington déclencha une guerre pour les détruire. Par exemple, un des arguments publicitaires de l’École des Amériques, qui en 2000 a pris le nom l’Institut de l’Hémisphère Ouest pour la Coopération Sécuritaire, est que l’armée des États-Unis a aidé à “la défaite de la théologie de la libération”, ce qui est exact.

Le mouvement de solidarité avec l’Amérique Centrale, aux États-Unis, dans les années 80, était quelque chose de totalement nouveau. Je ne pense pas qu’il y ait eu quoi que ce soit de ce genre dans l’histoire de l’Europe. Je ne sache pas que quiconque en France soit allé vivre dans un village algérien pour aider les gens et les protéger des parachutistes français en maraude, alors que des milliers d’Américains, dans les années 80, sont descendus protéger les gens de l’agression des États-Unis. Le noyau des mouvements de solidarité américains, ces années-là, ne se trouvait pas dans les universités d’élite, mais dans les églises, y compris celles du Midwest et de zones rurales. Ça ne ressemblait pas aux années soixante. Ça relevait tout à fait du courant dominant.

Il est intéressant de porter un regard sur ce qui se passait à l’époque. Voici donc ce pays supposé très religieux, les États-Unis, qui part en guerre contre une religion organisée. Pour la simple raison que l’église œuvrait pour les pauvres. Tant qu’elle œuvre pour les riches, tout va bien; mais pour les pauvres, rien ne va plus.

 

Embrayons sur l’économie de l’empire. Le dollar est faible actuellement, les déficits gouvernementaux élevés, ainsi que la dette du consommateur individuel, les taux d’intérêt des cartes de crédit croissent, le taux d’épargne est le plus bas de tous les temps, et les investisseurs étrangers financent la dette américaine en achetant des titres du Trésor. Combien de temps cela peut-il durer?

 

On ne sait pas vraiment. En réalité, la situation de la dette est compliquée. L’endettement des ménages atteint des records, mais celui des entreprises est très bas. En fait, elles font d’énormes profits. C’est un aspect de ce glissement planifié de l’économie, qui vise à avantager les super-riches et les entreprises, au détriment de la population générale. En fait, le taux d’imposition sur le produit intérieur brut est proche du minimum jamais enregistré, et il pèse sur le peuple, nettement plus qu’avant. C’est à peine si les entreprises paient des impôts. Non seulement l’impôt sur les sociétés est très bas, mais elles ont élaboré un arsenal de techniques compliquées qui leur permettent souvent de ne pas payer d’impôts du tout.

Pour vous donner un exemple, au milieu des années 90, on s’est beaucoup excité au sujet des prétendus marchés émergents d’Amérique latine. Par simple curiosité, j’ai commencé à lire les rapports du Ministère du Commerce américain, relatifs à l’investissement étranger direct (IED) en Amérique latine. Il se confirme que ces investissements ont connu une poussée au milieu des années 90, mais leur composition était très intéressante. À peu près 25% de ces IED allaient aux Bermudes, environ 15% aux Îles Cayman anglaises, et dans les 10% à Panama. Ce qui donne grosso modo 50% de ce qu’ils appellent “investissement étranger direct”, et qui n’était certainement pas destiné à construire des usines sidérurgiques. C’était juste de l’argent qui s’évadait dans divers paradis fiscaux. La plupart du reste était consacré à des fusions, des acquisitions, et ainsi de suite. Ce sont des sommes énormes. Le pouvoir patronal pratique le vol qualifié à une échelle colossale.

Quoi qu’il en soit, les entreprises et les riches paient très peu d’impôts, donc ils s’en sortent très bien. Mais la population générale, elle, a connu pendant trente ans soit la stagnation soit la baisse des salaires réels, les gens travaillant plus longtemps pour un moindre profit. Je doute qu’il y ait eu une autre période comme celle-là dans l’histoire américaine.

Les États-Unis sont toujours un pays très riche, doté d’énormes avantages, par ses dimensions, ses ressources, sur tous les plans imaginables. Mais il est soumis à des politiques intérieures qui sont effrayantes. Les économistes conservateurs s’arrachent les cheveux à voir l’administration Bush enfoncer délibérément le pays dans une dette considérable. L’idée de cette administration est de basculer les paiements sur les générations futures. C’est la base de leur plan. Leurs valeurs consistent à servir les riches et les puissants, et à transférer les dépenses sur les générations futures de la population générale. Quand on parle de leurs “valeurs morales”, eh bien, les voilà.

Prenez, disons, les coûts des soins de santé, qui grimpent en flèche. Les États-Unis ont un système de soins hautement inefficace, le pire du monde industrialisé, avec d’énormes dépenses, bien plus élevées que dans n’importe quel autre pays, et des résultats médiocres. Les coûts augmentent encore, du fait en partie du pouvoir terrifiant des entreprises pharmaceutiques, et en partie des coûts administratifs d’un système de santé privatisé. Ça, c’est une crise réelle, pas comme celle de la Sécurité Sociale, qui n’existe pas.

Pourquoi s’en prennent-ils à la Sécurité Sociale, et non au système médical? Je pense que c’est très simple. Prenez quelqu’un comme moi, un professeur d’université surpayé, actuellement en retraite. Je reçois la Sécurité Sociale, mais ça ne fait pas une telle part de mes revenus. J’obtiens des soins médicaux fantastiques, parce que je suis riche, et que les soins médicaux sont proportionnels à la fortune. Si vous êtes riche, le système fonctionne fort bien. Les compagnies d’assurances, les organismes de soins, les entreprises pharmaceutiques font du très bon boulot. Les opulents s’en tirent très bien. Si la majorité de la population ne jouit pas de soins de santé décents, ce n’est pas notre problème. Si les coûts sont astronomiques, tant pis.

L’administration a récemment annoncé qu’elle va réduire le financement fédéral de Medicaid. Mais ça ne nuit qu’aux pauvres, donc tout va bien. La Sécurité Sociale, en revanche, est un vrai problème, parce qu’elle ne fait rien pour les riches. Donc elle ne sert à rien.

Quant à savoir combien de temps tout cela peut durer, je doute que quiconque le sache vraiment. Il pourrait y avoir une révolte, il pourrait y avoir un formidable crash économique, il pourrait y avoir une dérive aventuriste menant à une guerre de grande ampleur.

 

Au sujet des soins de santé, vous m’avez récemment évoqué une visite que vous avez faite à la clinique, ici, au MIT.

 

J’ai travaillé longtemps au MIT, de sorte que ma femme et moi connaissons une bonne partie de l’équipe médicale. Ils disent qu’à présent ils passent peut-être 40% de leur temps à remplir des formulaires. Ils subissent une surveillance et un contrôle permanents. Ils gaspillent énormément de temps à faire de la paperasse inutile. Et tout cela coûte.

Les économistes ont des méthodes hautement idéologiques pour mesurer les coûts. Je suis sûr que vous en avez fait l’expérience, mais supposez que vous veuillez réserver un ticket d’avion, signaler une erreur de relevé bancaire, suspendre un abonnement à un journal, ou n’importe. À l’ordinaire il suffisait de décrocher son téléphone, de parler à quelqu’un, pour régler le problème en deux minutes. À présent qu’arrive-t-il si vous composez un numéro, et que vous obtenez un message enregistré qui dit : « Merci de votre appel. Votre clientèle nous est précieuse. Tous nos agents sont occupés »? D’abord, on vous donne un menu auquel vous ne comprenez rien, et qui de toute façon ne comporte jamais la chose que vous voulez. Alors on vous dit d’attendre que quelqu’un soit libéré. Alors vous attendez, on vous joue une petite musique, et de temps en temps une voix enregistrée vous demande de continuer d’attendre – et vous pouvez y passer une heure. En fin de compte quelqu’un arrive, qui est probablement en Inde, ne sait pas exactement de quoi vous parlez, et alors peut-être obtiendrez-vous ce que vous désirez, mais peut-être pas.

À la façon dont les économistes le mesurent, c’est d’une haute efficience. Cela accroît la productivité, et c’est la productivité qui est réellement importante, parce qu’elle rend la vie meilleure à tous. Pourquoi efficient? Parce que les entreprises épargnent de l’argent. Les coûts sont transférés sur les consommateurs, bien sûr, mais cela, on ne le mesure pas. Personne ne mesure la quantité de temps nécessaire pour faire faire une tâche toute simple, ou corriger une erreur, etc. Ce n’est tout simplement pas compté. Si nous devions compter de tels coûts réels, l’économie s’avérerait d’une extrême inefficience. Mais le principe idéologique est de ne compter que les coûts qui importent aux riches et aux entreprises.

Une étude récente de la Faculté de Médecine d’Harvard et du Public Citizen comparait les systèmes de santé aux États-Unis et au Canada. Cette étude a montré que les États-Unis dépensent plusieurs milliards de dollars par an en frais administratifs excessifs. Ils ont entre autres comparé un des principaux hôpitaux de Boston avec un hôpital important à Toronto. Quand les enquêteurs ont rendu visite à l’hôpital de Toronto, ils ont voulu inspecter le service facturation. Personne ne savait où il se trouvait. En fin de compte ils ont trouvé un petit bureau quelque part au sous-sol, qui avait un service facturation pour les citoyens des États-Unis qui se rendaient au Canada. À Boston, le service facturation occupe tout un étage plein de comptables, d’ordinateurs et de paperasse. Et tout cela s’additionne.

 

Vous avez dit lors d’un entretien au Programme d’Études Syndicales d’Harvard que les États-Unis possédaient une forme de couverture médicale universelle. C’est ce qu’on appelle service des urgences. Pouvez-vous expliquer cela?

 

La plupart des états ont des lois qui stipulent que si vous allez aux urgences, on doit s’occuper de vous, même si vous n’avez pas d’assurance santé. C’est donc une couverture médicale universelle. Quelquefois les urgences débordent, et vous ne pouvez y pénétrer. Ou si vous y parvenez, il vous faut attendre longtemps avant qu’un docteur puisse se charger de vous. Le père d’un de mes amis était très malade, et il a dû le mener à l’hôpital. Le père n’avait pas d’assurance santé, et cet ami est resté là trois jours, à lui apporter à manger et à s’occuper de lui avant que les médecins ne le voient. Son père n’était pas à la mort, il avait juste besoin de soins.

Il y a deux mois, j’avais des saignements de nez incontrôlables. Pas une menace mortelle, mais fichtrement embêtant. J’ai appelé le MIT, et ils m’ont dit d’aller à la clinique Labey, qui est un complexe hospitalier de grand luxe pour le genre de gens élégants auprès desquels je vis. Je me suis donc rendu aux urgences de la clinique Labey, et j’ai attendu deux heures. Finalement j’ai été soigné par un spécialiste, bien plus qualifié que je n’en avais besoin. Le système des urgences ne donne pas aux gens le genre de soins dont ils ont besoin. Il perd énormément de temps. Il ne s’agit pas de soins préventifs, visant d’abord à éviter qu’on tombe malade. C’est la plus chère, la moins efficace des couvertures médicales universelles imaginables.

Le centre-ville de Boston possède deux hôpitaux dont les portes se touchent quasiment – le Boston City Hospital, administré par la ville; et un hôpital privé qui fait partie de l’organisme Tufts. Je discutais il y a quelque temps avec l’équipe du Boston City Hospital, et ils m’ont dit que si une ambulance arrive à l’hôpital Tufts, on la renvoie fréquemment à celui de la ville. Pour la raison que si une ambulance amène un malade à l’hôpital, l’hôpital va devoir s’occuper de lui. Et si le patient est indigent, c’est l’hôpital qui va devoir payer. Ils préfèrent que ce soit la ville qui paie, donc ils l’envoient à la porte à côté.

 

Cela semble une énorme gageure d’organiser un soutien populaire. Quarante-cinq millions d’Américains n’ont aucune couverture médicale du tout, mais les gens semblent se soucier davantage du dévoilement des seins de Janet Jackson au Superbowl.

 

Je ne sais s’ils s’en soucient davantage. Je pense que les gens se sentent très concernés par les soins de santé. Chaque fois qu’on pose la question lors d’un sondage, il s’avère que les gens les classent parmi leurs premiers sujets de préoccupation. Je pense qu’à peu près les trois quarts de la population, lors du dernier sondage dont j’ai pris note, veulent davantage de dépenses de santé.

 

Je connais ces sondages, mais il me frappe qu’ils aient été des centaines de milliers à protester contre la guerre en Iraq. Alors que les soins de santé, qui touchent tout le monde, ne semblent pas une question aussi urgente.

 

Les centaines de milliers dans les rues, c’est une affaire sans lendemain. Vous organisez une manifestation, et les gens viennent. Puis la plupart rentrent chez eux et continuent de vivre comme devant. Les soins de santé, c’est une autre question. On ne peut les obtenir par une manif. Il faut avoir une société démocratique qui fonctionne, et des groupes politiques qui y travaillent sans discontinuer. C’est ainsi qu’on organise les gens pour obtenir des soins de santé. Et c’est ce qui manque.

    Les États-Unis sont fondamentalement ce qu’on appelle un “état failli”. Il possède des institutions démocratiques formelles, mais elles fonctionnent à peine. De sorte que ça n’a aucune importance qu’à peu près les trois quarts de la population pensent que nous devrions jouir d’un système de santé dispensé par le gouvernement. Ça n’a même aucune importance qu’une large majorité considère les soins de santé comme une valeur morale. Quand les journalistes s’égosillent sur les valeurs morales, c’est pour parler de l’interdiction du mariage homosexuel, et non de l’idée que tout le monde devrait jouir de soins de santé décents. Et pourquoi? Parce que ça ne les intéresse pas personnellement. Ils sont comme moi : ils sont très bien soignés. Alors, qu’est-ce que ça peut leur faire? Pour une large majorité de la population, néanmoins, le défaut de soins est une question primordiale, et qui va devenir de plus en plus sérieuse. Quand on démolira Medicaid, ce qui va probablement arriver, on causera un réel préjudice aux gens. Mais ces gens-là ne sont pas organisés. Ils ne sont pas syndiqués, ni affiliés à des partis politiques. Le génie de la politique américaine a été de marginaliser et d’atomiser les gens. En fait, une des raisons principales qui sous-tendent l’effort de détruire les syndicats, c’est qu’ils constituent un des rares mécanismes par lesquels les gens ordinaires peuvent se regrouper et contrebalancer la concentration du capital et du pouvoir. C’est pourquoi les États-Unis ont une histoire du travail très violente, avec des tentatives répétées de détruire les syndicats chaque fois qu’ils faisaient un progrès.

 

De fait, le Missouri et l’Indiana ont récemment aboli le droit qu’avaient les travailleurs du secteur public de procéder à une négociation collective.

 

Le gouvernement fédéral en a quasiment fait autant. Une part de l’arnaque du Département de la Sécurité Intérieure de l’administration Bush consistait à dépouiller cent-quatre-vingt mille employés du gouvernement de leurs droits syndicaux. Pourquoi? Vont-ils fournir un travail moins efficace s’ils sont syndiqués? Non. Il s’agissait juste d’extirper le risque que les gens se réunissent pour essayer d’obtenir des choses comme des soins de santé décents, des salaires décents, quoi que ce soit qui profite à la population, et pas aux riches. Vous pouvez quasiment prédire toutes les politiques en usant de ce simple principe : est-ce que ce sont les riches qui en bénéficient, ou la population générale? De la réponse à cette question vous pouvez quasiment prédire tout ce qui va arriver.

 

On vous interroge souvent sur les possibilités pour l’avenir. Une des sources d’espoir dans le monde d’aujourd’hui réside, pour certaines personnes, dans le Forum Social Mondial, un rassemblement annuel de dizaines de milliers de militants venus du monde entier. La devise du forum est : « Un autre monde est possible ». Cette formulation m’intéresse. Ce n’est pas une question, mais une affirmation. À quoi ressemblerait un autre monde qui vous paraîtrait séduisant?

 

Vous pouvez commencer par de petites choses. Par exemple, je pense que ce serait un progrès que les États-Unis deviennent aussi démocratiques que le Brésil. Ça ne paraît pas un objectif utopique, pas vrai? Mais comparez seulement les deux élections les plus récentes, ici et au Brésil. Au Brésil, où il y a des mouvements populaires dynamiques, le peuple a été capable d’élire un président, Lula, sorti de ses rangs. Peut-être les gens n’aiment-ils pas tout ce que fait Lula, mais c’est un personnage impressionnant, un ancien métallo. Je ne pense pas qu’il soit jamais allé en Fac. Et ils ont pu l’élire! C’est inconcevable aux États-Unis. Ici on n’a le choix qu’entre des fils-à-papa sortis de Yale. Ceci parce que nous n’avons pas d’organisations populaires, et qu’eux en ont.

Ou prenez Haïti. Haïti est considéré comme un “état failli”, mais en 1990 Haïti a connu une élection démocratique d’un genre dont ici il faut nous contenter de rêver. C’est un pays extrêmement pauvre, et le peuple des collines et des bidonvilles s’est vraiment uni et a élu son candidat. Et cette élection a flanqué une frousse bleue à tout le monde, raison pour quoi s’est produit, en 1991, un coup d’état militaire, soutenu par les États-Unis, pour écraser le gouvernement démocratique. Pour nous, devenir aussi démocratiques qu’Haïti ne sonne pas utopique à l’excès. Acquérir un système de santé comparable à celui du Canada, ce n’est pas demander la lune. Avoir une société dans laquelle la fortune du pays ne soit pas concentrée entre les mains d’une minuscule élite, ce n’est pas de l’utopie.

Et de là vous pouvez poursuivre vers des buts beaucoup plus ambitieux. Un grand nombre des institutions de base de notre société sont totalement illégitimes. Les entreprises doivent-elles être contrôlées par le patronat et consacrées au bien-être des actionnaires, au lieu d’être contrôlées par les gens qui y travaillent, au service de la collectivité et des travailleurs? Ce n’est pas une loi de la nature.

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