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Myshelf

[Rumpole à la carte, 1]

29 Novembre 2015, 19:59pm

Publié par Narcipat

RUMPOLE À LA CARTE* [1]

 

    Je suppose, quand j’ai le temps d’y réfléchir, ce qui n’advient pas souvent au cours de mes tribulations quotidiennes autour du Bailey et autres territoires de plus bas étage, comme la Cour des Magistrats d’Uxbridge, que la Loi  représente une sorte de tentative, toute maladroite qu’elle soit, d’imposer un ordre à un univers chaotique. Le chaos, sous forme d’égarement humain et de passion incontrôlable, bouillonne en permanence sous la surface, et ses éruptions sporadiques sont la source de mon pain quotidien, voire d’un verre ou deux de piquette Pommeroy pour aller avec. J’ai souvent remarqué, dans les comptes-rendus des nombreux crimes dont j’ai pu avoir à me mêler, qu’un léger signe de désordre – nombre inhabituel de bouteilles de lait sur un seuil, voiture garée sur une ligne continue par un citoyen ordinairement respectueux de la loi, et même, dans l’affaire des meurtres du bungalow de Penge [2], imperméable d’un autre décroché de sa patère – fut le premier indice d’une émergence de l’anarchie. L’indice que des forces obscures de ce type étaient en œuvre à La Maison Jean-Pierre, un des rares restaurants de Londres à avoir obtenu trois étoiles au Michelin et à faire payer trois bouchées de dîner pour deux plus cher que je n’obtiens d’aide légale pour un vol, était assurément tout petit.

    Ma femme, Hilda, est une bonne cuisinière banale. Cette assertion ne se réfère pas aux valeurs morales de Celle Qui Doit Être Obéie [3], ni ne prétend juger de son apparence extérieure. Ce que je puis vous dire, c’est qu’elle cuisine sans fantaisies. Ce n’est, en aucune façon, une femme qui manque d’imagination. Au contraire, certaines des choses qu’elle s’imagine que Rumpole peut fabriquer quand elle ne l’a pas sous les yeux sont extrêmement pittoresques, mais elle n’applique pas ces dons à une côtelette ou à une pomme de terre, se contentant tout à fait de faire griller l’une et bouillir l’autre. Elle peut aussi se faire obéir d’un chou et faire frire du poisson. Où sa cuisine touche du plus près à la poésie, c’est peut-être avec son roulé à la confiture, une émotion que j’ai toujours trouvé préférable de me rappeler dans le calme. De tout cela vous pouvez conclure que l’honnête cuisine d’Hilda est suffisante mais nullement exotique, et que par bonheur la terrible malédiction de la nouvelle cuisine* n’a pas contaminé le manoir de Froxbury, Gloucester road.

    Ce n’est donc pas souvent que je suis confronté au type de tarif dont on voit les photos dans les suppléments du dimanche. Il est des plus rares que je prenne place devant un plat octogonal sur lequel une languette de lotte compose un pastel avec un coup de pinceau de sauce rose, une crevette seulette et décortiquée, et un brin d’aneth. Une pareille gloutonnerie est, heureusement, au-dessus de mes moyens. Mais elle n’était pas au dessus de ceux d’Everard, un cousin d’Hilda qui nous rendait visite depuis le Canada, où il pratiquait le fructueux métier d’avocat d’entreprise. Il dit qu’il sentait chez nous un grave manque de ce qu’il appela “une touche de raffinement”, et retint une table pour trois à la Maison Jean-Pierre.

    Nous nous retrouvâmes donc dans une salle élégamment équipée, aux lumières tamisées et aux conversations plus tamisées encore, où les garçons évoluaient comme des prêtres, et où les clients se comportaient comme à l’église. Le point culminant du rituel se situait au moment où les plats étaient déposés sur les tables, sous leurs couvercles d’argent, lesquels étaient soulevés au commandement chuchoté : « Un, deux, trois* », pour révéler les portions quelque peu chiches qui s’offraient au consommateur. Cousin Everard était un homme grisonnant, en costume gris-pâle, qui relatait ses aventures judiciaires dans une tonalité grisâtre. Il nous régala d’un long récit du rachat de la Winnipeg Soap Company, qui avait rapporté quatre millions de dollars à ses clients, la Great Elk Bank du Canada. Oyant quoi, Hilda me lança, accusatrice : « Tu n’as jamais rapporté quatre millions de dollars à un client, pas vrai, Rumpole? Tu devrais être avocat d’entreprise, comme Everard.

    – Oh, je pense que je vais rester fidèle au crime, répondis-je. En fin de compte c’est un type de vol plus honnête.

    – Absurde. Le vol ne nous a jamais permis de dîner à la Maison Jean-Pierre. Nous ne serions pas ici si Cousin Everard n’avait pas fait tout ce chemin depuis le Saskatchewan pour nous rendre visite.

    – Absolument. Depuis la ville de Saskatoon, Hilda. » Everard lui adressa un sourire grisailleux.

    – Tu vois, Hilda, Saskatoon, comme dans spittoon. [4] »

    « Le crime ne paie pas, Horace », me dit l’homme du pays des igloos. « Vous devriez le savoir, depuis le temps.  Bien sûr, nous avons quelques restaurants de classe à Saskatoon à présent, mais rien qui approche de ceci. Il continua son inspection de la carte. « Hilda, puis-je avoir d’audace de vous demander sur quoi se porterait votre choix? »

    Pendant la conversation qui suivit, mon attention prit la tangente. En parcourant paresseusement des yeux l’espace consacré, j’eus la surprise d’apercevoir, dans la pénombre, un indice distinct de passion humaine en révolte contre les forces de la loi et de l’ordre. À une table pour deux, en effet, je reconnus Claude Erskine-Brown, pilier d’opéra, pitoyable contre-interrogateur, et membre de longue date de notre Cabinet juridique d’Equity Court. Mais dînait-il en tête à tête* avec sa femme, la belle et efficiente Q.C. [5] Mme Phillida Erskine-Brown, la Portia [6] de notre groupe, ainsi que l’exigeaient la loi et l’ordre? La réponse était : non. Il avait à sa table une jeune et décorative avouée nommée Patricia (qu’elle abrégeait elle-même en Tricia) Benbow. Ses longs cheveux d’or (qui provoquaient de fréquents sifflements chez les commis les plus grossiers autour d’Old Bailey) déferlaient sur des épaules minces et bronzées, et une main riche en bagues reposait sur celle de Claude, qu’elle regardait yeux dans les yeux, à sa manière aussi habituelle qu’attrayante. Elle ne put pratiquer fort longtemps cet exercice, dans la mesure où Claude, prenant sans aucun doute conscience, non sans malaise, de la présence inattendue d’une paire de Rumpole dans la salle, se dissimula le visage derrière une immense carte des vins.

    À ce moment, un modèle hautement distingué de maître d’hôtel français se présenta à notre table, annonça sa présence d’une toux discrète, et lança : « Mesdames, Messieurs*, ce soir, Jean-Pierre recommande la poésie de la poitrine du canard aux céleris et épinards crus*. [7]

    « Poésie… » Hilda semblait charmée, et expliqua gentiment : « Ça signifie poésie, Rumpole. Je ne serais pas étonnée que ça ait nettement meilleur goût que ton éternel Wordsworth. »

    « Dites-nous en davantage, Georges ». Everard sourit au maître d’hôtel. « Aiguisez nos appétits. »

    « Il s’agit juste de quelques tranches ultra-minces de poitrine de canard, marinées dans une goutte ou deux d’Armagnac, délicatement grillées, et servies avec du céleri rémoulade et quelques feuilles d’épinard légèrement étuvées…

    – Et la purée…? », interrompis-je.

    « Excusez-moi* » Le gars avait l’air de ne pas en croire ses oreilles.

    « Il y a de la purée de patates en accompagnement, non? »

    « Chchch, Rumpole. » Hilda était agacée contre moi, mais elle tourna tous ses charmes en direction de Georges.. « La poésie pour moi. Cela semble délicieux. 

    – Une expérience culinaire, Hilda. Oui. Poésie pour moi aussi, s’il vous plaît. » Everard s’alignait.

    « Je souhaiterais une poésie de pudding steak-rognons, pas de tourte, avec une purée de pommes de terre et une bonne louche de chou bouilli. De la moutarde anglaise, si vous en avez. » Cela me semblait une requête assez raisonnable.

    « Rumpole! » Le chuchotement d’Hilda était menaçant. « Sois correct! »

    « Ce… “pudding” ne figure pas à notre carte.

    – “Votre plaisir est notre régal” : voilà ce que dit votre carte. Vous ne pourriez pas demander au cuistot s’il pourrait me régaler, moi? Sur ces bases…

    – “Cuistot”? Je ne sais pas qui M’sieur* prétend désigner par “cuistot”. Notre maître de cuisine* est Jean-Pierre O’Higgins lui-même. Il est en cuisine actuellement.

    – Ça tombe à pic! Glissez-lui en un mot dans le creux de l’oreille, pourquoi pas? »

    Pendant un moment tendu, tout se passa comme si le menaçant et hiératique George était à deux doigts de m’excommunier, de me chasser du Temple, ou au moins de prononcer contre moi le plus solennel des exorcismes. Toutefois, après avoir marmonné : « Si vous le voulez. Excusez-moi* », il partit se mettre en quête d’une autorité supérieure. Hilda s’excusa de mon comportement auprès de Cousin Everard, disant que je m’imaginais sans doute avoir fait preuve d’humour. Je l’assurai qu’il n’y avait rien de particulièrement humoristique dans un pudding steak-rognons.

    Je pris alors conscience d’une colossale présence à mon côté. Un homme grand, gras, rougeaud, en costume de cuisinier, se tenait debout, les mains sur les hanches, et demandait : « Il y a quelqu’un ici qui désire faire une réclamation? »

    Jean-Pierre O’Higgins, je devais le découvrir ultérieurement, était le produit d’un père irlandais et d’une mère française. Il parlait du même ton que ces Irlandais qui se lèvent, agressifs, et se plantent beaucoup trop près de vous dans les bars. Il était bien connu, j’en avais déjà ouï la rumeur, pour la domination qu’il exerçait aussi bien en cuisine que sur les clients; on semblait tenir sa phénoménale grossièreté pour un des attraits de son établissement. Les gourmets de Londres n’estimaient pas leurs dîners pleinement satisfaisants s’il ne leur était servi l’assaisonnement d’une ou deux insultes de Jean-Pierre O’Higgins.

    « Oui, oui, dis-je. Il y a quelqu’un.

    – Ah, oui? » O’Higgins, à l’évidence, n’avait jamais entendu parler du vieil adage : client-roi. « Et c’est vous, le plaisantin qui demande de la purée?

    – Dois-je comprendre, demandai-je avec toute la politesse disponible, que mon régal n’aura pas droit à une purée de patates?

    – Écoutez, mon ami, je ne sais pas qui vous êtes… » poursuivit Jean-Pierre d’un ton hostile; Everard fit alors de son mieux pour me présenter. « Oh, c’est Horace Rumpole, Jean-Pierre. L’avocat criminel. »

    « Avocat criminel, hein? » Jean-Pierre ne se calmait pas. « Eh bien, ne commettez pas vos crimes dans mon restaurant. Si vous voulez de la “purée de patates”, je vous suggère de faire le déplacement jusqu’au boui-boui du bout de la rue. 

    – Voilà une suggestion très pertinente ». J’essayais, comme on voit, de me montrer aussi aimable que possible.

    « Vous pourrez y trouver quelques saucisses, tant que vous y serez. Et un flacon de sauce OK. Voilà qui conviendrait à votre palais délicat, non?

    – Absolument! Je ne suis pas champion pour les micro-tranches de quoi que ce soit.

    – Vous n’en avez pas l’air, en effet. À présent, disons-le clair et net : les gens qui viennent dans mon restaurant mangent ce que je leur dis de manger, nom de Dieu!

    – Et je suis sûr que vous emportez leur décision grâce à votre charme irrésistible. » Réponse courtoise. Comme le chef semblait sur le point d’exploser, Hilda ajouta son grain de sel, pleine de bonne volonté : « Je suis sûre que mon mari n’a pas l’intention d’être grossier. C’est juste, eh bien, que nous ne dînons pas très souvent en ville. Et cette salle est si merveilleuse, n’est-ce pas?

    – Votre mari? » Jean-Pierre contempla Celle-Qui-Doit-Être-Obéie d’un air de profonde pitié. « Vous avez toute ma sympathie, ô femme infortunée. Laissez-moi vous dire, Madame Rumpole : ici, c’est La Maison Jean-Pierre. J’ai trois étoiles au Michelin. J’ai mis à la porte un roi arabe parce qu’il avait commandé du filet mignon bien cuit. J’ai renvoyé des vedettes de cinéma en larmes parce qu’elles avaient osé mentionner une vinaigrette Mille-Îles. Je suis Jean-Pierre O’Higgins, le plus grand génie culinaire actuellement à l’œuvre en Angleterre! »

    Je dois confesser que pendant ce discours du patron mon attention s’évada. Les autres clients, selon l’habitude des Anglais à table, tendaient évidemment l’oreille pour saisir le moindre détail de la querelle tout en se affectant la plus entière concentration sur leur assiette. La pâle jeune fille à lunettes qui faisait les additions derrière son comptoir ne semblait pas souffrir d’inhibitions de ce genre. Elle me fixait d’un bout à l’autre de la salle comme si, me semblait-il, j’avais totalement mérité la réprimande d’O’Higgins. Je vis alors deux garçons s’approcher de la table d’Erskine-Brown avec deux plats couverts, qu’ils posèrent sur la table avec toute la solennité requise.

    « Et laissez-moi vous dire, continuait l’homélie de Jean-Pierre, que j’ai commencé mon apprentissage en composant les salades à La Grande Bouffe* de Lyon, sous le grand Ducasse. J’ai été rôtisseur au Crillon, à Boston. J’ai dirigé ce restaurant pendant vingt ans, et je n’ai jamais, croyez-le, de toute ma carrière, servi une purée de patates! »

    L’apogée de ce discours était certes dramatique, mais pas aussi surprenant que les événements qui prirent place à la table d’Erskine-Brown. Ayant compté “Un, deux, trois!*”, les garçons soulevèrent les couvercles d’argent, et, de celui qui se trouvait devant Tricia Benbow bondit une petite souris brune et apeurée, parfaitement visible à la lueur de la bougie de la table, et qui avait probablement grignoté un peu de poésie*. À cette vue, l’élégante avouée poussa un cri perçant sauta sur sa chaise, et s’y tint, la jupe baissée aussi près de ses genoux que possible, hurlant de plus en plus fort, en un irrésistible crescendo. Pendant quoi Claude tétanisé, présentait l’image précise que pourrait avoir, en de telles circonstances, un homme qui a projeté un dîner tranquille avec une jeune dame, et ne désirait attirer l’attention de personne. « De grâce, Tricia », pus-je l’entendre chuchoter plaintivement, « ne criez pas! Les gens nous remarquent. »

    « Ma foi, mon cher vieux, ne pus-je m’empêcher de lancer à cet O’Higgins tri-étoilé, on leur a servi une souris à cette table. Est-ce la spécialité de la maison?* »

 

 

[1] En français dans le texte, comme le signalera désormais la présence d’un astérisque. Sauf précision contraire, toutes les notes sont du traducteur.

 

[2] Il est peu de Rumpole stories qui ne nous citent ce cas de référence, lors duquel le narrateur, débutant au barreau, avait obtenu, seul et sans leader, l’acquittement du meurtrier présumé : présage d’une carrière éclatante, si l’indépendance d’esprit n’était, en Angleterre comme ailleurs, fatale à l’avancement. À mesure que les années passent, que collègues et élèves grimpent dans la hiérarchie, il devient de plus en plus clair que Rumpole est à peu près seul à se souvenir des Penge bungalow murders, et qu’ils deviennent un thème de radotage. Cette histoire, John Mortimer a commis l’erreur de la raconter, en 2004 (soit 14 ans après le présent ouvrage), pour la plus grande déception de ses lecteurs, et s’il avait dû tenir compte de tous les détails accumulés dans les ouvrages antérieurs, le puzzle aurait probablement été insoluble. 

 

[3] Titre d’un roman de Ridder-Haggard datant de 1886, désignant l’héroïne dudit roman, et servant de sobriquet (souvent abrégé, et toujours sotto voce) à l’épouse du narrateur depuis la première histoire jusqu’à la dernière.

 

[4] Spittoon : crachoir. À supposer que je le comprenne, ce “mot d’esprit” ne semble pas mériter le moindre effort de transposition.

 

[5] La notion étant présente dans tous les Rumpole, précisons une fois pour toutes qu’un QC (Queen’s counsel, KC sous un règne masculin), alias silk (d’après la toge de soie qu’il revêt à sa nomination) est un avocat distingué par le gouvernement, en principe pour ses connaissances ou aptitudes en matière juridique, et en fait, comme on pourrait s’y attendre sous toutes les latitudes, pour sa docilité à l’égard du pouvoir, à la demande duquel il assume les charges du ministère public dans telle ou telle affaire; même quand il se charge d’une défense, le Q.C. a le privilège de servir de leader quand il est associé à un hack non revêtu de cet honneur, ce que restera Rumpole, à peu près seul de son cabinet, jusqu’à sa dernière aventure. Le junior (quel que soit son âge) ne sert en ce cas que de preneur de notes et de tâcheron, le leader récoltant toute la gloire, quand gloire y a.

 

[6] Allusion à l’héroïne de Shakespeare qui, déguisée en juge, berne Shylock dans Le marchand de Venise. Ancienne “élève” de Rumpole, moins éprise d’indépendance, et qui a depuis longtemps dépassé son maître dans la course aux honneurs. Anciennement “la Portia de notre cabinet”, actuellement juge en tournée, certes moins bête que les autres, mais pas particulièrement favorable à son ancien maître.

 

[7] Sic. Je décline toute responsabilité.  Il est clair que le mot “magret” est inconnu de l’auteur, ce qui sape quelque peu la satire de l’intérieur. C’est drôle comme la langue des autres semble aller de soi pour les sots. Ils s’imaginent qu’il suffit d’ouvrir un dictionnaire. Et croyez que je ne m’excepte pas du lot, on aura plus d’une occasion de s’en aviser.

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