Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Myshelf

Pyro

29 Juillet 2015, 06:54am

Publié par Narcipat

SEIZE

 

PYRO

 

« À la fin des années cinquante », disait Tony Rogan, un retraité du LAPD de 82 ans, « les brigades de détectives et les équipes de l’Identité – on les appelait techniciens du labo, à l’époque – travaillaient à l’ordinaire ensemble. Les détectives portaient la casquette, procédaient aux interrogatoires et roulaient les mécaniques, et derrière nous les sinistres et omniscients gars du labo en vestes de cuir faisaient des choses obscures avec leurs mystérieux instruments. »

« Nous, les gens de la détection des crimes, nous nous trouvions drôlement raffinés », dit Phil Hanna, 83 ans, partenaire de Rogan pendant les huit ans qui précédèrent leur retraite, en 1965. « Et les virtuoses de notre labo avaient l’équipement nécessaire pour le prouver. Je me souviens qu’il y avait une sacrée surface de chrome là-dedans, assez de chrome pour vous aveugler, si vous ne portiez pas de lunettes de soleil : de toute façon, à l’époque, nous en portions tous. »

Rogan dit : « Exact pour le chrome! Les gars du labo avaient de ces instruments chromés qui en jetaient un max. Ils avaient de chouettes petits aspirateurs chromés dont ils se servaient pour collecter la poussière et les fibres, des sondes chromées, des pinces chromées, ils avaient même des étuis chromés pour les thermomètres qu’ils plongeaient dans le troufignon des cadavres. Une trousse d’instruments dûment chromés signalait le sérieux d’un technicien des enquêtes. »

« Le matos était lourd, aussi », dit Hanna. « Ils avaient l’habitude de traîner partout ces valises dont le poids n’était pas négligeable. Des outils dotés d’oculaires pour regarder les choses de près, et des mètres-rubans en acier pour mesurer : pendant un moment, il y avait même des réservoirs d’acier d’où s’écoulait le liquide destiné à tracer des lignes blanches autour des cadavres. Un tas d’appareils-photo, aussi, de gros Speed Graphics ou des Rolleiflex, et des projecteurs délicats, avec variateurs et filtres pour l’éclairage nocturne des scènes de crimes. Comme je le vois maintenant, nous avions probablement besoin de toute cette quincaillerie pour dissimuler notre ignorance. »

Rogan et Hanna furent amenés ensemble en 1997 à discuter d’une affaire déroutante dans laquelle ils avaient été impliqués en 1957. À cette époque ils travaillaient aux homicides au commissariat d’Hollywood-Ouest, à Los Angeles.

« L’enquêteur vedette sur cette affaire », dit Rogan, « était, sans l’ombre d’un doute, Nick Lubbock. Il ne laissait pas les contradictions et les impasses le détourner d’une approche directe. Il savait qu’en dépit des signes qui indiquaient le contraire, qui disait crime disait solution, et il ne lâchait pas le morceau avant de l’avoir trouvée. »

Nick Lubbock était un technicien de police scientifique doté de qualifications en chimie, physique et balistique. En 1957, il était en charge du laboratoire central du LAPD, et il n’en avait plus que pour deux ans avant la retraite. Son travail le collait à son bureau, mais chaque fois qu’il en avait l’occasion, il sortait sur le terrain.

« Des chevaux emballés ne l’auraient pas tenu à l’écart de la tragédie de Rogers House », dit Hanna. « Avant que la fumée se soit dissipée, il était là avec ses sacs, ses flacons et ses pinces à prélèvements, sans qu’on lui ait rien demandé. »

Rogers House avait été édifiée pour servir de maison de retraite aux anciens techniciens du film muet, et on lui avait donné le nom de Will Rogers, dont la fortune en avait fourni les fonds en 1940, cinq ans après sa mort. Un après-midi de juillet 1957, le bâtiment prit feu. En dépit des efforts des pompiers, il se consuma jusqu’au sol, et dix-sept résidents périrent dans l’incendie.

« Certains d’entre eux n’avaient même pas réussi à sortir de leur lit », dit Rogan. « Le feu avait simplement embrasé l’immeuble entier. Il s’aidait des appels d’air, d’autant qu’il s’agissait d’une nuit douce, et qu’un grand nombre de fenêtres étaient ouvertes. Le capitaine des pompiers, et tous ceux qui étudièrent les faits, à une exception près, convinrent qu’il s’agissait d’un accident, atroce, mais fortuit, une de ces catastrophes qui arrivent. Tout le monde le pensa, sauf Nick Lubbock. Nick, lui, jugeait qu’on avait affaire à un incendie criminel. »

Lubbock mourut en 1964, mais ses anciens collègues se souviennent bien de lui. « Il a réellement harcelé le capitaine des pompiers au sujet de cet  incendie de Rogers Home », dit Lewis Rollins, un pompier en retraite. « Nick insistait sur le fait que le foyer de départ était trop petit pour qu’il se soit agi d’un accident. Le capitaine répondait que c’étaient des balivernes, qu’un mégot de cigarette peut déclencher un incendie, et qu’il est petit, lui aussi. Nick répondit qu’une cigarette ne consume pas à moitié une planche de contreplaqué de vingt-cinq millimètres. Le cœur de ce feu, dit-il, était petit et anormalement chaud. Quelque chose avait été destiné à déclencher un incendie. »

Tony Rogan dit que Nick Lubbock n’était arrivé à rien avec le capitaine, qui avait écarté sa théorie comme une absurdité loufoque, mais que la Division des Homicides s’y était intéressée – avec des précautions. Ils avaient longtemps travaillé avec Nick, et son dossier était celui d’un homme dont les intuitions et les théories se révélaient payantes.

« Rien n’échappait à ce type », dit Rogan. « Une fois, quelques uns d’entre nous se trouvaient en groupe dans un club près de La Brea, et une des attractions du cabaret était un télépathe. Il fit le tour suivant : après avoir tracé un cercle au centre d’une feuille de papier, il demanda à une dame de l’assistance de s’imaginer qu’il s’agissait du monde. Elle devait alors prendre le papier, toujours se figurant que c’était le monde, et inscrire au milieu du cercle l’endroit de la terre qu’elle préférerait entre tous visiter, pendant que le télépathe avait le dos tourné; puis elle devait plier le papier et le lui rendre.

Nick Lubbock regardait la scène comme un faucon. L’homme prit le papier plié, le déchira en petits morceaux, qu’il jeta dans un brasero miniature qui brûlait sur la table. Il se tourna vers la dame et lui dit de se concentrer sur ce qu’elle avait écrit. Puis il prit prit un gros bloc-notes, regarda un instant la page blanche du dessus, puis commença à écrire. En finissant, il remit le stylo dans sa poche. Il demanda à la dame quel nom de lieu elle avait inscrit. Elle répondit : “La Nouvelle-Zélande”. Il retourna le bloc-notes et le lui montra. Il y était inscrit : “Nouvelle Zélande” en lettres majuscules. »

Rogan dit que Nick Lubbock fut hors de portée pour le reste de l’après-midi. Intrigué par le tour, il fixait l’espace, s’efforçant de l’élucider. Les mystères de toutes sortes le fascinaient et captivaient son attention jusqu’à ce qu’il les eût pénétrés.

« Deux jours plus tard, Nick est entré au bureau des homicides, tout sourire, et m’a tendu un morceau de papier où était tracé un cercle. « Tu peux le faire? » lui ai-je demandé. « Vois toi-même », m’a-t-il répondu; et il l’a fait. Il a répété le protocole exact du télépathe. Il m’a demandé de penser à un endroit et d’en inscrire le nom dans le cercle. Je l’ai fait : j’ai écrit Newark, juste pour rigoler. Alors, j’ai plié la feuille en quatre et l’ai tendue à Nick. Il l’a déchirée, a jeté les morceaux dans un cendrier, et y a mis le feu avec son briquet. Il a exécuté la séquence de frottage du menton et du front, et en fin de compte il a commencé à écrire. Puis il m’a montré : “Newark”.

Nick avait répété toutes les étapes du protocole chez lui, encore et encore, et à la huit où neuvième fois où il regardait les morceaux de papier déchirés, il s’aperçut que celui du sommet, une fois ouvert, était le centre de la feuille, et ce nom était intact, même si, selon toute apparence, le papier aurait dû être déchiré, et le nom avec lui.

« Après ça, c’était du gâteau », dit Rogan. « Il a écarté du pouce ce bout de papier seul, tout en jetant les autres dans le cendrier. Quand il a cherché le stylo dans sa poche pour écrire sur le bloc-notes, il a utilisé son pouce pour ouvrir le papier comme une petite ombrelle, et il l’a sorti dans la paume de sa main, en même temps que le stylo. Quand il a placé le stylo au-dessus du bloc-notes pour commencer d’écrire, il a pu voir le nom, niché dans la paume de sa main. Quand il a fini d’écrire, il a fourré le stylo dans sa poche, et le bout de papier avec lui. Total, il a fini avec les mains nettes et avait accompli un miracle.

Sauf que Nick ne s’intéressait pas le moins du monde à refaire le miracle. Il l’avait élucidé, c’est tout ce qu’il voulait. À présent il pouvait se l’ôter de la tête une bonne fois pour toutes. »

Quand Lubbock parla au lieutenant chargé du bureau des homicides, il mit l’accent, encore une fois, sur le fait que le départ de feu, à Rogers Home, avait dégagé une chaleur intense. Quel que fût ce germe, il s’était trouvé sur une étagère, dans une salle commune, où plusieurs personnes regardaient à la télévision les émissions de l’après-midi. Il était donc raisonnable de supposer, disait Lubbock, que le feu avait été déclenché par quelque chose qui semblait assez inoffensif pour être laissé à la vue de tous. À moins que l’objet ne fût si petit qu’on ne pût aisément le mettre dans un endroit où vraisemblablement personne ne le remarquerait, si insolite qu’il pût paraître.

Le lieutenant affirma qu’il l’intéressait de donner suite à toute éventualité que l’incendie du Rogers Home eût été un crime. Il demanda à Lubbock s’il pouvait rassembler quelques indices solides, vu que, en l’état du dossier, il n’y avait aucun élément assez suspect pour justifier une enquête.

« Il n’y avait qu’à s’en remettre au lieutenant », dit Phil Hanna. « Il savait fort bien que Nick Lubbock ne pouvait pas laisser un mystère tranquille. Il était de tout repos pour les Homicides de ne rien faire du tout en attendant que Nick revienne avec quelque chose à quoi on pourrait accrocher une enquête. Peut-être Nick savait-il que le lieutenant le faisait trotter. Peut-être le savait-il et s’en fichait comme d’une guigne, vu que, d’une façon ou d’une autre, il avait l’intention de couler à fond cette affaire, de prouver qu’il s’agissait d’un acte criminel, et non d’un accident. »

Lubbock promit qu’il allait rassembler de quoi servir de base à un dossier. Tout ce qu’il demandait, c’est que, de temps en temps, le Bureau des Homicides lui donne un coup de main. Pas de problème, lui promit le lieutenant.

Lubbock gardait des notes détaillées de toutes les affaires sur lesquelles il travaillait : le dossier sur l’incendie de Rogers Home avait sept centimètres et demi d’épaisseur. Il y avait des dessins du squelette du bâtiment consumé, des reconstitutions de la salle commune avant le départ du feu, et des estimations de la manière dont l’incendie avait pu se propager si rapidement sur trois étages.

À la page 35 figurait cette remarque : Trois cas similaires mis au jour à El Segundo.

Sur une bande de plage de sable à El Segundo, au sud-ouest de Los Angeles, Nick Lubbock avait son refuge du week-end, une maison de deux étages couverte de bardeaux qui faisait également fonction de librairie et d’archives. Les livres et les dossiers techniques occupaient la totalité de l’étage et du grenier; et il y en avait même une annexe dans le garage.

Dans les archives en voie d’expansion, Lubbock trouva trois autres cas d’incendies de maisons de retraite qui s’étaient soldés par la mort de résidents. On avait classé ces trois incendies comme accidents, mais leurs caractéristiques, selon Nick, étaient, de façon alarmante, semblables à celles de l’embrasement de Rogers Home.

Le premier des trois, à San Diego, avait tué neuf personnes quand le plancher le plus élevé s’était effondré sur les deux du dessous, la structure étant affaiblie par un feu qui avait pris dans une salle commune bien aérée du premier étage. Les notes du capitaine des pompiers de San Diego faisaient allusion à « une minuscule source de feu, pas plus de deux ou trois centimètres », et l’hypothèse finale du rapport était qu’une cigarette avait causé cette tragédie.

Le second cas, dans les faubourgs de Palm Springs, touchait un “pavillon pour retraités” d’un seul étage, destiné à héberger un maximum de vingt personnes âgées assez fortunées pour s’assurer des soins luxueux pendant leurs années de crépuscule. Un feu parti du solarium avait consumé la plus grande part de l’immeuble en moins de trente minutes, tuant dix personnes. Comme la fois précédente, il avait été noté que la source probable du feu était de taille relativement petite.

Dans le troisième cas, un incendie avait ravagé une autre maison de retraite, sise aussi près de Palm Springs. À cette occasion, la diffusion du sinistre avait reçu une aggravation catastrophique du fait que les flammes avaient englouti une pompe à essence appartenant à la propriété, et fait sauter la citerne souterraine. Les équipes des urgences avaient retiré vingt-quatre corps calcinés du bâtiment consumé jusqu’au sol. L’enquêteur d’une compagnie d’assurance fit un rapport selon lequel le feu semblait avoir démarré dans la salle de jour, où, semblait-il, plusieurs personnes faisaient la sieste après leur repas. L’inspecteur notait qu’à cause de l’ampleur extrême des dégâts il était difficile d’estimer la dimension et, même en gros, la forme, de l’élément qui avait causé l’incendie. Néanmoins, selon son opinion, basée sur la carbonisation totale d’une partie d’étagère par ailleurs faiblement touchée, près d’une fenêtre, la source était très petite, certainement pas plus longue que deux centimètres et demi.

« Nick s’est enseveli un mois dans cette enquête », dit Rogan. « Il a continué à visiter les ruines de Rogers Home, en faisant le tour, prenant des croquis, et une fois emmenant même un petit modèle qu’il avait fait de la salle de télé, juste pour vérifier quels genre de vents dominants soufflaient là, et comment ils pourraient se heurter dans une pièce avec des fenêtres ouvertes sur trois côtés. »

À l’issue de ce mois d’enquête intensive, Lubbock apparut au Bureau des Homicides du commissariat d’Hollywood-Ouest. Il semblait fatigué, mais aussi triomphant.

« Je pense que c’est bon », dit-il au lieutenant. « J’ai examiné tous les facteurs qui pourraient être communs au Rogers Home et aux trois autres établissements californiens qui ont été consumés de la même manière. Un facteur identique se présente dans les quatre à l’époque où ils ont brûlé. »

Rogan dit que Lubbock avait délibérément attendu à ce moment, pour forcer le lieutenant à le presser de poursuivre. « Nick aimait ça, il aimait que vous lui disiez : “Allez, Nick, sois sympa, dis-nous ce que tu sais”… Mais le lieutenant n’a pas mordu à l’hameçon : il avait quelque chose d’autre en tête, alors il s’est contenté de regarder Nick et d’attendre. Nick a haussé les épaules et il a dit : “C’est un membre de l’équipe.” »

Cette fois le lieutenant eut à le presser. Il était harponné, il lui fallait savoir : quand Lubbock se tut de nouveau, le lieutenant le pria avec humeur de poursuivre.

« Nick lui a annoncé qu’il s’agissait d’une infirmière spécialisée en gériatrie », dit Hanna, « une femme du nom de Mia Clark. Elle était en poste dans les quatre établissements à l’époque où ils avaient brûlé, et ce qui rendait le fait encore plus suspect, dit Nick, c’est que dans deux d’entre eux elle avait usé d’un nom différent. C’était déjà une belle réussite en soi, d’avoir épluché toutes ces fiches personnelles, et puis de les avoir revérifiées avec assez de soin pour découvrir qu’un membre de l’équipe avait utilisé des pseudonymes. »

Sans la politique de prendre des photos Polaroïd des membres de l’équipe, et de garder les photos avec les dossiers, leur dit Lubbock, il aurait pu ne jamais trouver.

« Et comment prouvez-vous que cette Mia Clark ait eu quoi que ce soit à voir avec les incendies? » demanda le lieutenant.

« Vous vous souviendrez que vous m’avez promis un coup de main », dit Lubbock. « Eh bien, c’est à présent que j’en ai besoin. »

Les inspecteurs Rogan et Hanna furent chargés de trouver Mia Clark et de l’interroger.

« La trouver nous a pris quatre jours », dit Hanna. Elle avait un système rusé de service postal qui lui permettait de garder son adresse secrète. Son numéro de boîte postale était une agence qui envoyait automatiquement le courrier à un autre numéro, qui l’envoyait encore à un autre, où le courrier attendait qu’elle passe le lever, dans une boîte à serrure parmi des rangées d’autres, sur Hollywood Boulevard. En fin de parcours, une fois repérée la boîte finale, nous avons simplement attendu qu’elle se montre pour lever son courrier. Et tout en attendant, nous avons alerté Nick Lubbock, au cas où il voudrait nous rejoindre. Il est arrivé dans l’heure. »

Mia Clark était une femme entre deux âges d’aspect sévère, avec des cheveux gris et le type de grandes lunettes flyaway [1] dont la mode commençait à l’époque. Rogan, Hanna et Lubbock la regardèrent ouvrir sa boîte, mettre les lettres dans son sac, puis se diriger prestement vers l’endroit où elle avait garé sa voiture.

« Ça ne tenait pas debout de l’embarquer hic et nunc », dit Hanna. « Nous ne savions toujours pas où elle habitait, et vu qu’on pouvait trouver à son domicile des indices pour l’incriminer, nous avons décidé de la suivre et de ne nous présenter que lorsque nous serions sûrs qu’elle était bien arrivée à son domicile. »

Mia Clark fit de la filature une épreuve. Elle se dirigea vers le sud pendant trente minutes, vers Lakewood, direction Long Beach. Puis elle tourna vers le sud-est, sur de longues routes droites avec peu de voitures en vue.

« Nous devions nous laisser distancer d’un kilomètre et demi environ », dit Rogan, « autrement elle nous aurait repérés. Et tel que, nous ne pouvions pas être sûrs qu’elle ne nous avait pas déjà vus. Cette virée dans les étendues désertiques du sud de Los Angeles semblait faite exprès pour nous contrarier. »

En fin de compte, Mia Clark s’arrêta devant un bungalow blanc avec des dépendances, à des kilomètres de la maison la plus proche.

« Nous avons garé notre voiture derrière la sienne, et nous sommes sortis », dit Rogan. « Le temps que nous arrivions à la porte, elle était là, debout à nous fixer, les mains sur les hanches, avec tout l’aspect d’une infirmière de l’enfer. J’ai décliné notre identité à tous trois, et lui ai demandé si nous pouvions entrer et lui poser quelques questions. Quoique réticente, elle a accepté, et nous sommes entrés. »

La maison était bien meublée et entretenue, mais Lubbock remarqua immédiatement certaines incongruités, dont il parla plus tard à Rogan et à Hanna. Il n’y avait aucune image sur les murs, et pas trace de miroir. La première pensée de Lubbock, blagua-t-il, fut que Mia Clark était un vampire.

« Plus tard, quand Nick fit allusion à ces absences », dit Rogan, « j’ai commencé à réaliser combien étrange était cette maison. En plein milieu de nulle part, c’était un choix bizarre pour une femme seule; les meubles étaient beaux, et tout était d’une propreté méticuleuse, mais méticuleuse jusqu’à la stérilité la plus terne. On ne pouvait pas imaginer de vivre une vie normale là-dedans.

« Je suis allé droit au vif du sujet », dit Rogan,  « parce que je voyais bien qu’on arriverait à rien par la gentillesse avec cet oiseau. Elle irradiait l’hostilité. Je lui ai demandé si elle était consciente de l’énorme coïncidence que présentait sa vie, le fait qu’elle avait travaillé dans quatre maisons de retraite différentes qui avaient toutes brûlé en l’espace de dix-huit mois – et qu’à chaque fois qu’il en brûlait une, elle faisait partie de l’équipe à ce moment-là. »

Mia Clark répondit sans prendre de gants. S’ils voulaient l’accuser de quoi que ce soit, dit-elle, ils feraient mieux de le faire; autrement, qu’ils aillent au diable, hors de chez elle. 

« C’est là que j’ai improvisé », dit Hanna. « J’ai toujours remarqué que quand des criminels ont leurs défenses bien élaborées et joliment bétonnées sur les lieux, ils vont opposer à un policier les masques les plus durs de leur répertoire. La seule chose qui puisse opérer un changement, le seul stratagème qui les rende nerveux et sape leur confiance en eux, c’est qu’on fouille les lieux sans qu’ils puissent nous regarder faire. Si bien qu’ils pensent avoir dissimulé leurs traces, ils se font tous du mouron quand on inspecte leur maison, à la recherche de quelque chose qui soit susceptible de les coincer.

L’improvisation d’Hanna consista à produire une feuille d’aspect officiel et à l’agiter devant elle. « Nous avons un mandat pour jeter un coup d’œil, Ma’ame. »

C’était une lettre du club de golf dont Hanna était membre, lui rappelant de régler sa cotisation annuelle. Mia Clark ne contesta pas le “document”.

« Allez-y », dit-elle, et Hanna eut la joie de voir trébucher son assurance, du moins partiellement.

Comme Lubbock et Hanna se dirigeaient vers le couloir pour commencer leurs recherches, Mia les suivit. Rogan dit qu’il serait préférable qu’elle reste ici,  avec lui, dans la salle de séjour, et réponde à quelques questions.

« Dès que nous avons atteint la cuisine », dit Hanna, « je me suis tourné vers Nick et lui ai demandé s’il avait la moindre idée de ce que nous cherchions. Il me répondit : “Laisse-moi faire”, et c’est ce que j’ai fait : je me suis contenté de le suivre. »

En surface, on ne remarquait rien d’anormal dans la maison. Mia Clark semblait mener une existence spartiate, avec peu de luxe et de superflu. Hanna et Lubbock passèrent de la cuisine à la chambre, puis de là à la petite salle à manger. Dans un tiroir du buffet, Lubbock trouva une boîte de carton, de la taille à peu près d’un paquet de cigarettes. À l’intérieur se trouvait un flacon de cristaux violets, une petite bouteille de glycérine, deux capsules pour les maux de de tête, et une aiguille.

« C’était juste une collection de bricoles comme on peut s’attendre à en trouver dans un sac d’infirmière, ou traînant dans sa maison », dit Hanna. « Lubbock a identifié les cristaux, m’a donné leur nom chimique, et m’a dit que, dissous dans l’eau, ils constituaient un antiseptique légèrement astringent. Les infirmières et les médecins l’administraient parfois en cas de mycose. Nous aurions passé outre ce tiroir et son contenu, si nous n’avions trouvé, dans un autre tiroir, une autre boîte contenant exactement les mêmes objets. Nick m’a regardé, a levé les sourcils, et empoché la boîte. La perquisition s’est terminée sans nouvelle découverte. »

Sitôt qu’elle fut terminée, Rogan, Hanna et Lubbock quittèrent la maison. Aucun d’eux ne doutait que Mia Clark ne fût une personne étrange. Lubbock ne savait encore que faire de ces deux boîtes identiques, mais il dit qu’il allait emporter celle qu’il avait fauchée, et qu’il allait se pressurer la cervelle jusqu’à ce qu’il trouve une solution, supposé qu’il y en eût une.

Pendant ce temps, Rogan fit des recherches approfondies sur les antécédents de Mia Clark. On en savait peu sur elle en Californie, au delà de ses exceptionnelles références professionnelles, et du fait qu’elle avait à l’occasion changé de nom. [2]

« Mais à Denver, Colorado, on a trouvé le filon », dit Rogan.  « J’avais pris la peine d’envoyer une circulaire au maximum d’autorités judiciaires et policières que je pouvais, et j’étais à présent enchanté de l’avoir fait. Il m’en revint le dossier de l’infirmière gériatrique Mia Clark, qui avait un dossier d’instabilité mentale, ainsi qu’une condamnation à deux ans pour avoir déclenché un incendie dans une maison de retraite de Denver. De nos jours ils mettront la main en deux temps trois mouvements sur une nuisance itinérante dans son genre, mais à l’époque les communications inter-états n’étaient ni si rapides ni si approfondies. Selon les notes de la police, elle avait inondé d’essence un lit vide, et en fait elle avait été surprise à y mettre le feu par deux patients qu’elle pensait endormis.

« Donc à présent nous la tenions. Nous savions que c’était une incendiaire, et selon le dossier, c’était quelque chose qu’elle faisait simplement parce qu’il le fallait. Sans rime ni raison. Il restait bien sûr à Nick de se présenter avec du matériel reliant Mia aux autres incendies par quelque chose d’un peu moins mince qu’une coïncidence. »

C’est celle qui fut longtemps la compagne de Nick, Linda Ashe, qui expliqua ce qui s’était passé la nuit où il avait finalement découvert la signification du contenu de la boîte en carton.

« Nick était assis en tailleur sur la moquette », dit Linda, « la langue tirée de côté, une chose qu’il faisait toujours en guise d’aide à la concentration. Devant lui, par terre, se trouvait une boîte de carton rigide. Il venait de vider deux capsules pour les maux de têtes dans la boîte, et il remplissait une des moitiés de capsule avec le flacon de cristaux violets. [3]

“Tu t’es mis à la chnouf”, lui ai-je dit.

Il m’a souri. “Personne ne pourrait planer avec ça”, m’a-t-il répondu, et il a mis l’autre moitié de la capsule en position.

Je lui ai demandé ce que c’était. Il aimait bien qu’on lui pose des questions sur ce qu’il faisait. Alors il a mis de côté la capsule aux cristaux, et il a pris l’autre. “Grand secret”, a-t-il dit. Ce qui signifiait que je devais la boucler et regarder. Nick a pris cette petite bouteille de liquide – il m’a dit plus tard que c’était de la glycérine – et il en a versé cinq ou six gouttes dans une demi-capsule. »

Linda resta assise, fascinée : Nick, accola avec soin la demi-capsule contenant la glycérine à celle qui contenait les cristaux. Quand le tout fut solidement arrimé [4], il le consolida d’une minuscule bande adhésive à la jonction des deux demi-capsules. Il leva la tête et tapota le sol à côté de lui. « Assieds-toi », dit-il à Linda. « Je vais te montrer. »

Il mit la capsule qu’il venait de composer dans un cendrier. « C’est juste là, tu vois? Rien n’arrive. C’est sans danger, tu pourrais la trimballer n’importe où toute la journée. Mais si tu fais ça… » Il prit une aiguille dans la boîte, et la planta dans la longueur de la capsule reconstituée : cristaux, et glycérine. Quand il ôta l’aiguille, Linda vit le liquide imprégner les cristaux, leur donnant un teint marron. Rien d’autre ne semblait être arrivé.

« Et alors? » dit Linda.

« Alors continue de regarder. » Rien pendant dix secondes encore, et puis la capsule émit un bruit sec. « Maintenant! » dit Lubbock, et, comme s’il en avait donné l’ordre, une épaisse fumée blanche commença à émaner du point d’entrée de l’aiguille. Un sifflement retentit, qui s’amplifia, et soudain le tout devint indiscutablement incandescent. Linda sentait la chaleur de plus d’un mètre. La capsule brûla une demi-minute, puis s’éteignit, laissant le cendrier roussi : un minuscule point noir marquait l’emplacement de la capsule disparue.

Nick sourit : « Un simple gadget, pas vrai? La chaleur produite par ce truc suffit pour s’assurer du déclenchement d’un incendie, Linda. C’est un des meilleurs dispositifs de mise à feu que j’aie jamais vus. »

Plus tard, il expliqua à Rogan et à Hanna qu’il s’agissait de chimie de base, mais qu’elle usait d’éléments si simples et si innocents qu’ils étaient au-dessus de tout soupçon.

« Avec une juste combinaison de la quantité, de la pression et du taux, ils produisent une chaleur intense », dit-il. « Un feu à la demande, quelques secondes après que l’incendiaire s’est éclipsé. »

Rogan lui demanda comment il y avait pensé.

« Ça m’est venu dans le demi-sommeil », dit Lubbock. « Je suis sûr qu’on a vu un truc de ce genre à l’école, en utilisant une capsule de gélatine. Je l’ai griffonné sur mon bloc-notes, pour ne pas oublier le procédé, le jour où il me prendrait fantaisie de m’en servir. Dès que j’ai vidé ces capsules pour les maux de tête, j’ai su que j’étais sur la bonne voie. La seule chose que je me demande à présent, bien sûr, c’est comment Mia connaissait le coup. »

Pour une fois, Rogan et Hanna furent en position d’arborer un sourire suffisant en présence de Nick Lubbock.

« Infirmière est une profession que Mia a prise pour couverture », dit Rogan à Lubbock. « Elle a subi une formation complète, et elle a des qualifications qui l’autorisent à pratiquer dans presque tous les états, mais ce n’est pas le premier métier qu’elle ait appris. »

Il fit attendre Lubbock, qui finit par ne pouvoir le supporter. « Alors, dis-le-moi : qu’a-t-elle fait avant?

– Elle a enseigné dans le secondaire.

– Et sa discipline, avant que tu ne le demandes », ajouta Hanna, « était la chimie. »

Quand Mia Clark, en présence de son avocat, fut informée des charges qui pesaient sur elle, elle ne présenta aucune défense. Par son avocat, elle fit savoir qu’elle ne ferait aucune déposition d’aucune sorte – quelque pression qu’elle subît, et quelques conséquences qui pussent en résulter.

« Elle était décidée à rester silencieuse », dit Rogan, « et c’est ce qu’elle fit. Au procès, on déballa toute cette histoire macabre, et les preuves de Nick étaient là pour l’épauler tout du long. On lui demanda de faire une démonstration du dispositif incendiaire au tribunal, et vous auriez pu entendre le jury respirer quand cette petite capsule à l’aspect innocent se mit à émettre de la fumée et une chaleur d’enfer. »

Une ou deux personnes, dont Phil Hanna, regardaient Mia Clark à ce moment-là. « Ses yeux étaient brillants et vitreux, comme ceux de quelqu’un qui a la fièvre », dit-il. Elle a regardé ce truc brûler, jusqu’à ce qu’il s’éteigne. Puis elle a penché la tête et fermé les yeux. Je l’ai regardée avec grande attention, et j’ai vu qu’elle faisait de grands efforts pour s’empêcher d’éclater de rire. Moi je vous le dis, cette femme était complètement folle. »

Un psychiatre attesta que Mia Clark était mentalement perturbée, mais qu’elle distinguait le bien du mal, et en conséquence n’était pas aliénée. Après un procès de moins d’une semaine, elle fut déclarée coupable de soixante meurtres.

Le juge annonça le renvoi au lundi matin, date où il ferait connaître son verdict. Dans la nuit du dimanche, Mia fut trouvée morte dans sa cellule. Elle avait arraché tous les boutons de sa tenue de détenue, se les était tassés dans la gorge, et avait succombé par suffocation. [5]

 

 

 

1. large flyaway spectacles. Aucune idée précise de cexé. Ces grandes lunettes légèrement teintées? Au début des années soixante? La photo peu engageante de Mia Clark qui figure dans le bouquin ne porte pas de lunettes.

 

2. On se demande comment elle peut garder ses références sous des noms différents! Quelle utilité d’en avoir de vraies si c’est pour en exhiber de fausses?

 

3. Permanganate de potassium, ou (de mon temps) KMn O4, encore en vente libre, je crois, pour ceux qui auraient envie de vérifier la recette qui suit, de préférence en labo! Plus rigolo (à mon avis) qu’un incendie : avec un petit kilo de ces cristaux, vous pouvez donner une jolie teinte rose à la piscine de votre bourgade. Plus concentrés (dans la baignoire, par exemple), ils peuvent vous assurer un ersatz de bronzage assez durable… mais peut-être inégal. N’avalez pas l’eau du bain, le produit, fortement dilué, est sans danger, mais toxique à haute dose.

 

4. les deux parties étant séparées par une cloison étanche, ça va mieux en le disant!

 

5. Méthode non recommandée par les guides, et encore plus bizarre que celle du Pereda de la 13, qui faisait infuser un pansement à la belladone. Les prévenus et condamnés de Miller s’en voudraient de se pendre, comme tout le monde. Cette invraisemblance met un point d’orgue à l’histoire... et au bouquin. Cette boîte en double, où l’incendiaire aurait regroupé tout le matériel utile (dont les trois quarts peuvent être utilisés deux fois) me paraît battre des records, mais l’histoire n’est pas la plus invraisemblable de toutes. C’est la “vendetta” parfaite de la 4 qui m’a mis la puce à l’oreille. L’histoire de l’émule d’Houdini et celle d’Harry Crowder (l’allergique à la réglisse) sont assez énormes aussi. Il y a, bien sûr, çà et là, des éléments de crédibilité, mais d’une manière générale, tout se résout, aucun mystère de subsiste, ce qui est la marque la plus patente de la fiction. Pour réussir un faux true crime, il faut absolument laisser des impasses. Tout ce qui colle trop bien est suspect. N’empêche que ça m’a paru prenant, m’a appris des choses… et n’était pas trop foulant à traduire!

Commenter cet article