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Myshelf

Un cœur jaloux

29 Juillet 2015, 06:52am

Publié par Narcipat

QUATORZE

 

UN CŒUR JALOUX

 

En mai 1983, des membres de l’équipe d’entretien des voies ferrées trouvèrent le cadavre d’une femme dans une hutte de tramway, à Woodhouse, près de Wakefield, dans le Yorkshire. Elle était jeune et séduisante, habillée d’une jupe sombre, d’un sweater jaune et de chaussures à hauts talons. Un pathologiste légal, le Dr Trevor Smith, se rendit sur la scène vingt minutes après la découverte du corps. Il nota que, bien que le cuir chevelu présentât une déchirure à l’arrière, il n’y avait pas de fracture apparente du crâne. Le visage, les jambes et les bras de la femme présentaient des coupures et égratignures variées, mais aucun signe superficiel de blessure susceptible de l’avoir tuée.

Le corps fut enfin emporté à la morgue. Une autopsie révéla que, bien que les lésions externes à la tête fussent bénignes, les lobes frontaux du cerveau étaient pratiquement en bouillie. Il ne s’agissait pas d’une constatation exceptionnelle, dit le Dr Smith. La femme avait souffert de ce qu’on appelle une lésion  par contrecoup.

« Quand on use du terme contrecoup », dit Smith, « c’est presque toujours en relation avec des dommages au cerveau. Quand une tête en mouvement touche le sol, ou entre en contact avec toute autre surface immobile, on constate fréquemment un dommage au cerveau du côté opposé au point d’impact. En revanche, si une arme frappe une tête relativement immobile, le dommage au cerveau se produit juste sous le point d’impact : on l’appelle lésion directe. » [1]

Le mécanisme de la lésion par contrecoup, dit Smith, est toujours controversé, mais des explications comme la force rotative, la contrainte de cisaillement et les ondes de choc ont été avancées à un moment ou un autre.

« Il n’est pas inhabituel que la lésion par contrecoup soit accompagnée d’une lésion directe, nous le voyons souvent, mais dans nombre de cas, il n’y a presque aucun dommage au point d’impact. La lésion par contrecoup se produit quand soit le côté soit l’arrière de la tête frappe un objet immobile – les dégâts sérieux se manifestant du côté opposé au point d’impact – mais on n’a pratiquement pas d’exemple d’une chute sur l’avant de la tête ayant causé une lésion par contrecoup dans la région occipitale. Ne me demandez pas pourquoi. »

L’absence de lésion par contrecoup n’exclut nullement la possibilité d’une chute sur la tête; mais sa présence constitue une preuve à peu près certaine que la tête du défunt était en mouvement rapide et a été brusquement arrêtée par la rencontre d’un objet dur.

« Donc, pour le moment, nous pouvions présumer que cette femme, sur la table, était morte des suites d’une chute sur l’arrière de la tête. Et présumer aussi que cette chute ne s’était pas produite dans la petite cabane où le corps avait été trouvé. Il y avait à peine la place pour l’y loger, et la poussière et les dépôts présents dans la blessure ne correspondaient à aucun des prélèvements que l’équipe avait faits dans la cabane. Sur la base de ces découvertes, on pouvait supposer que le corps avait été déplacé jusqu’à la cabane après le décès. »

L’autopsie enseigna aussi que la défunte avait fumé du cannabis peu de temps avant de mourir : les composants qui causent l’euphorie, nommés tétrahydrocannabinols, furent détectés dans la salive, l’urine, les tissus des lèvres et de la bouche. Il y avait aussi une bonne dose de sperme dans le vagin.

Des photos de la femme circulèrent, et elle finit par être identifiée comme l’épouse de John Eldridge, 34 ans, un agent de police de Wakefield, qui avait signalé que sa femme, Pat, 28 ans, avait disparu de son domicile depuis deux jours.

« À peu près au moment où John Eldridge procédait à l’identification formelle du corps », dit le Dr Smith, « on trouva un autre cadavre près de Normanton, à quelques kilomètres au nord-est de l’endroit où Pat Eldridge avait été découverte. C’était le corps d’un homme, et je me rendis là-bas pour y jeter un coup d’œil. Il avait dans la trentaine, bien soigné pour autant que je pusse dire; il portait une veste Hugo Boss bleu-marine, des pantalons gris-clair, et de bonnes chaussures italiennes. Il avait le cou brisé et le sommet du crâne fracturé. Le corps ne portait aucun moyen d’identification, et gisait sur la rive d’un ruisseau, dans les faubourgs de la ville. »

L’autopsie de l’homme montra, comme on pouvait le prévoir, qu’il était mort des effets combinés d’une grave blessure à la tête et d’une rupture de la nuque. On fit circuler une photographie et, en quelques heures, il fut identifié comme Steve Prout, un commis-voyageur célibataire de Leeds.

« À part le fait que Pat Eldridge et Steve Prout semblaient décédés depuis approximativement le même laps de temps, nous n’avions pas de raison spéciale de considérer ces deux morts comme liées. Nos soucis majeurs étaient autres : par exemple, nous désirions établir à qui appartenait le sperme que recelait le corps de Pat quand elle était morte, mais nous avions quelque répugnance à interroger son mari à ce sujet, en grande partie parce que durant les deux jours qui avaient précédé la découverte de la fuite de sa femme, il avait été préposé, à distance de chez lui, au contrôle d’un piquet de grève – c’était à l’époque de la grève des mineurs – de sorte qu’il n’y avait guère de chances qu’il ait été le dernier à faire l’amour avec elle. »

Un lien fut établi entre les décès de Pat Eldridge et de Steve Prout quand un technicien de l’identité découvrit que la poussière présente sur la veste de Prout était de la même composition que les prélèvements opérés sur la jupe et le sweater de Pat. Il y avait un autre lien étrange : les semelles de leurs chaussures portaient les unes et les autres, enfoncées dans les sillons, des particules dures de cendre volcanique noire.

« C’était le type de matériau importé comme briques des Canaries », dit le technicien. « On s’en sert beaucoup pour les bordures de jardins, ainsi que pour l’édification de murs ornementaux et de patios. »

La connexion une fois établie, la première idée du Dr Smith fut de comparer le sperme de Steve Prout avec celui qu’on avait trouvé chez Pat Eldridge. Ce n’était pas le même.

« Il y avait donc un troisième homme quelque part dans sa vie », dit-il, « à moins qu’il n’y eût une petite chance qu’il s’agisse du sperme de son mari. Désormais, il n’y avait plus à tergiverser : il fallait lui en parler. »

Le sergent Alec Young s’entretint avec John Eldridge chez lui. Il expliqua la connexion apparente entre la mort de Pat et celle de Steve Prout.

« Je lui ai demandé s’il connaissait Prout », dit Young, « et il s’est contenté de me fixer, avant de me lancer : “Voulez-vous dire que ma femme connaissait cet homme?” J’ai répondu que je n’en étais pas sûr, que je ne pouvais en être sûr, les indices ne permettant pas de conclure.

Il m’a répondu que je disais n’importe quoi. Je lui ai répété que je me contentais de suivre une piste, que je n’avais jamais prétendu qu’ils étaient liés, mais lui à présent commençait à s’échauffer, imaginant Dieu sait quoi, et je me disais : chouette, le voilà déjà en boule, et je n’ai même pas encore abordé le deuxième sujet! Alors je l’ai laissé m’incendier un moment, et puis je lui ai demandé carrément quand il avait eu son dernier rapport sexuel avec sa femme. Seigneur! Dans le mille! »

John Eldridge s’emporta contre le policier. Il exigea de savoir quelle pertinence pouvait avoir cette question, et de quel droit un policier pouvait demander des choses pareilles. Il dit qu’il avait bonne envie d’appeler le supérieur du sergent Young, et de déposer une plainte formelle.

« J’ai été patient avec lui, sa vie était sens dessus-dessous, après tout, et moi j’étais là pour aggraver le chaos. Je lui ai révélé qu’on avait trouvé du sperme dans le corps de Pat. Cette fois, on aurait dit que je l’avais poignardé : bouche close, yeux écarquillés, la respiration plutôt oppressée. Et puis il a fini par dire : “Il doit y avoir une erreur, là.” Et j’ai pensé : ça peut durer des heures,  à lui dorer la pilule autant que possible, à minimiser ce qui est patent, mais je n’ai pas le temps. Il suffisait que je pense à la pile de paperasses sur mon bureau. Je n’étais pas un travailleur social, mais un flic surmené.

Je suis donc allé tout droit à la vraie raison de ma visite. Je lui ai dit qu’il n’y avait pas la moindre erreur, que Pat avait du sperme dans le vagin quand on l’avait découverte. Des tests avaient déjà déterminé que ce n’était pas celui de Steve Prout, et donc nous avions besoin d’un échantillon de celui de John Eldridge. »

L’approche de front marcha. Eldridge cessa de protester et hocha simplement la tête. Il dit qu’il passerait au labo de médecine légale le lendemain. Avant de s’en aller, Young dit à Eldridge qu’il faudrait procéder à une fouille approfondie de la maison. Eldridge hocha de nouveau la tête, et laissa sortir Young sans l’escorter.

L’échantillon de sperme de John Eldridge ne correspondait pas. Personne sur l’affaire n’avait supposé qu’il correspondrait.

Pendant ce temps, un technicien de d’identité qui participait à la fouille de la maison Eldridge décida d’arracher le cadre de plastique bien ajusté qui bordait un miroir de voyage. Il expliqua plus tard que c’était le genre de chose qu’il faisait toujours lors d’une fouille.

« Les gens ont tendance à cacher des photos ou des documents dans des endroits étroits qui donnent l’impression qu’on ne peut rien y dissimuler », dit-il. « Ce n’est pas seulement un expédient, d’ailleurs. Le désir de dissimuler par la ruse est profondément enfoui chez bien des gens. Ils vont cacher des choses derrière des cadres ou au dos de livres, alors qu’il y a des beaucoup d’endroits plus adéquats et plus sûrs où ils pourraient mettre leurs trucs. C’est une bizarrerie humaine que je n’oublie jamais, et vous seriez étonné du nombre d’indices que j’ai tiré de cadres à photos, de boîtiers de CD et autres endroits étroits  au cours des années. » [2]

Quand le technicien ouvrit l’arrière du miroir, il trouva deux bandes de photos, du type que débitent les cabines de gares et de grands magasins.

« L’une des bandes montrait Pat Eldridge souriant joue-contre joue avec Steve Prout », dit le sergent Young. « La liaison entre eux ne faisait donc à présent aucun doute. Sur l’autre bande, la pose était identique, sauf que l’homme était différent. Il avait à peu près le même âge que Prout, avec des cheveux clairs et une fine moustache. Je fis faire de l’image une copie isolant l’inconnu, et en fis distribuer des duplicata aux troupes. »

À ce stade la police ignorait dans quel type d’affaire elle était embringuée. Il y avait une forte probabilité de meurtre : la séparation et la dissimulation des deux corps plaidait fortement en ce sens – mais les indices scientifiques et médicaux pouvaient tout aussi bien indiquer, dans les deux cas, une mort accidentelle.

« Aucun des deux corps n’avait l’air d’avoir subi une agression », dit le Dr Smith. « Les coupures, brisures et ecchymoses étaient compatibles avec deux chutes, il n’y avait rien qu’on pût légitimement ajouter à cela. L’élan des investigations policières s’en trouvait quelque peu émoussé, parce que les enquêteurs ignoraient si la personne qu’ils recherchaient avait fait plus que cacher deux corps. La police n’est à son meilleur que quand elle sait quel type de criminel elle pourchasse. »

Lors d’une visite à la maison Eldridge pour poser à John quelques questions supplémentaires sur les relations connues de sa femme, le sergent Young fut arrêté en chemin par une femme qui habitait la maison d’en face.

« Il est sorti », dit-elle à Young. « Je peux peut-être vous aider? »

Young lui demanda quelle aide elle pensait pouvoir apporter.

« Je voyais le petit ami de Pat aller et venir », dit-elle. « Au fait, je m’appelle Jane, Jane Loudon. »

Elle invita Young à entrer chez elle et lui offrit une tasse de café. Il lui demanda pourquoi elle n’avait pas fait de déposition à la police quand ils avaient fait leur enquête porte-à-porte, le lendemain de l’identification de la morte. Elle était absente, dit-elle, et n’était revenue que la veille au soir, mais elle avait déjà entendu toute l’histoire de la fille Eldridge qu’on avait trouvée morte.

« Ça ne me surprend guère », dit-elle à Young. « Les femmes qui se comportent comme elle prennent toujours le risque que quelque chose d’extrême leur arrive. »

Young sortit un magnétophone de poche et demanda à Jane si ça ne la gênerait pas de lui parler du comportement de Pat Eldridge. Ça ne la gênait pas du tout.

« Pat a toujours été volage », dit Jane. « Ils n’habitaient pas ici depuis deux ans, et je me souviens que dans les premiers six mois elle a été, en plusieurs occasions, plus que familière avec feu mon mari. Il est mort il y a un an, d’une attaque cardiaque, très soudaine. De toute façon, le mari de Pat Eldridge a toujours fait beaucoup d’heures supplémentaires, c’est ce genre de gars, lourd, régulier, travailleur – et cela lui a toujours laissé beaucoup de temps, à elle. Si ce n’est qu’elle ne restait pas seule bien longtemps. Des amis à moi l’ont vue en ville, dans des bars à vin, à parler avec des hommes. On l’a vue au restau chinois du coin avec des hommes différents. Je sais qu’il y a un paquet de femmes mariées  niaises qui papillonnent dans le coin, mais son comportement, à elle, était tout de même un peu trop gros pour une femme de policier. »

Et puis, à peu près six mois plus tôt, dit Jane, Pat Eldridge avait fait un pas encore plus osé : celui de recevoir un homme chez elle.

« Il laissait sa voiture au bas de la colline, et remontait l’avenue à pied – comme si ça devait tromper tout le monde. »

Young lui montra une photo de Steve Prout et lui demanda s’il s’agissait de cet homme. Non, dit Jane, il ne ressemblait pas du tout à ça. Young lui montra alors le portrait de l’homme aux cheveux clairs et à la moustache.

« Dans le mille », dit Jane. « C’est lui-même. Il roule en Ford Granada noire. »

Jane n’avait aucune idée du nom de l’homme. « Mais c’était son consolateur fidèle. »

D’autres femmes de la rue avaient dit qu’elles pensaient qu’il y avait un autre homme. Jane était la seule à admettre l’avoir vu. Avant de quitter les lieux, Young lui demanda de regarder de nouveau la photo de Steve Prout. Elle l’emporta jusqu’à la fenêtre et la regarda fixement plus d’une minute. « Non », dit-elle finalement, « Désolée, je ne pense pas l’avoir jamais vu auparavant. »

Pendant ce temps, le scientifique qui avait trouvé les photos avait de nouveau examiné les traces présentes sur les vêtements, et trouvé des dépôts jaunes sur le sweater jaune de la femme. Ces traces avaient été camouflées d’abord du fait de la similarité des teintes.

Le dépôt, qui ressemblait à de la peinture pulvérulente, fut transféré dans un flacon à échantillons, et envoyé au laboratoire d’analyses pour une évaluation d’urgence.

Les résultats arrivèrent en trois heures. Le dépôt jaune avait été identifié comme la peinture extérieure d’un mur, assez fraîche.

On contacta les vendeurs et fournisseurs de peinture. En trois jours, soixante agents montrèrent les caractéristiques et une carte spécifiant les caractéristiques de la couleur à presque une centaine de fournisseurs dans toute la région. Un homme, qui avait des locaux sur un parc industriel proche de Bradford, se rappela la cuvée – il l’avait faite spécialement, parce que la femme du client avait voulu quelque chose qui fît ressortir les fleurs bleues qu’elle faisait pousser autour de la maison. Le fournisseur chercha le nom et l’adresse du client et les donna au policier.

« Il s’appelait Mark Rudland », dit Young. « J’ai emprunté un technicien au labo, et nous nous sommes rendus en voiture à la maison, qui était dans la lande. C’était un joli endroit, situé sur une hauteur [3], au bout d’une allée sinueuse et escarpée. »

La maison, nota Young, rappelait nettement la couleur du sweater de Pat Eldridge. C’était un jaune canari vif qui faisait, en effet, ressortir les fleurs bleues des plates-bandes.

Mark Rudland n’était pas chez lui, mais sa femme, elle, était là.

« On la rendait nerveuse, je pense », dit Young, « mais elle n’était pas hostile. J’ai expliqué que j’aimerais à revenir pour m’entretenir avec son mari, mais lui ai demandé si, en attendant, elle verrait un inconvénient à ce qu’un technicien prélève un léger grattage, sur une portion fraîchement peinte de la maison, à un endroit où ça ne se verrait pas? Elle nous a donné le feu vert. »

De retour au labo, les particules de pierre en poudre mêlée à la peinture s’avérèrent correspondre exactement à celles qui se trouvaient dans la peinture trouvée sur le sweater de Pat Eldridge.

« Je retournai donc à leur maison », dit Young, « armé d’une bonne dose de certitude, et accompagné par un agent. Cette fois Mak Rudland était chez lui. Sa Granada noire était parquée devant la maison. À la seconde où je posai les yeux sur lui, je vis qu’il s’agissait de l’homme des photos – cheveux clairs, fine moustache. Je vis aussi qu’il était préparé à l’affrontement, tendu et sur la défensive.

Je lui ai demandé s’il verrait des objections à répondre à quelques questions. En guise de réponse, il me demanda pour qui diable je me prenais, à débarquer chez lui en son absence, à intimider sa femme, et à tailler de grosses brèches dans sa peinture. »

Young garda son calme. Il assura Rudland que l’intimidation n’était pas dans ses intentions, et que la minuscule tache de peinture qui avait été grattée était nécessaire pour une comparaison en laboratoire, en rapport avec des traces relevées dans une affaire en cours.

Puis Young demanda à Rudland s’il connaissait Pat Eldridge. Non, répondit-il, ce nom ne lui disait rien. Young dit qu’il y avait des gens en mesure de dire que non seulement il la connaissait, mais qu’en plusieurs occasions il lui avait rendu visite à domicile.

« Il l’a nié derechef », dit Young. « Il a commencé à s’agiter violemment, prétendant que j’essayais de l’impliquer dans quelque chose dont il ne savait rien. »

Pendant qu’ils discutaient sur le seuil, l’agent remarqua que le mur qui se trouvait au bas du jardin était couronné de brique volcanique.

Il alla au bout de la pelouse pour regarder. Le mur avait à peu près 1m80 de hauteur, mais la dénivellation de l’autre côté était plus proche d’une douzaine de mètres, sur un ravin rocheux. Usant de l’initiative qui lui incombait – et sachant que le sergent Young n’aimerait pas être interrompu pendant qu’il travaillait un suspect – l’agent utilisa sa radio pour appeler la station et demander à un détective d’alerter l’équipe scientifique, pour qu’elle vienne procéder à un examen du ravin, derrière le mur.

Mark Rudland continuait à protester qu’il n’avait nulle connaissance d’une femme nommée Pat Eldridge. Young finit par lui tendre une photo de lui et de Pat, enlacés et souriants. Rudland la regarda, bouche bée [4]. Il n’ajouta pas un mot. Il se contenta de hausser les épaules.

Young embarqua Mark Rudland pour interrogatoire. Une heure plus tard, une équipe scientifique vint examiner l’autre versant du mur des Rudland et recueillit des échantillons de terre. L’un des membres trouva sur une roche une tache séchée de ce qui aurait pu être du sang.

Au poste, Rudland fut placé en cellule pour y mijoter à feu doux, et pour laisser le temps aux échantillons recueillis dans le ravin d’être ramenés et évalués au laboratoire.

« Les scientifiques ont travaillé comme des castors », dit Young. « Il aurait été tout à fait approprié qu’on ait confié à l’un d’eux, après tout ce travail, le soin de gagner la salle d’interrogatoire et de faire son affaire à Rudland. Ils avaient résolu le cas, ça ne fait pas question. Nous n’aurions rien eu sans eux, mais il est dans l’ordre des choses que le tralala et les coups de théâtre échoient à des gens comme moi; alors, dès que nous avons disposé d’un bon jeu de résultats provisoires, et que nous avons mis au point un résumé des preuves, je suis allé causer avec le suspect. »

Young s’assit face à Mark Rudland dans la salle d’interrogatoire, et lui dit qu’il ne lui poserait plus de questions. Il voulait simplement que Rudland prête attention aux preuves qu’ils avaient assemblées.

« Tout d’abord », dit Young, « il y a les photos qui prouvent que la morte et vous étiez intimement liés. Un témoin oculaire peut vous situer à la maison Eldridge, en plusieurs occasions. Les traces de peinture trouvées sur le sweater de Pat Eldridge correspondent exactement à la nouvelle peinture extérieure de votre maison, de même que la composition de la poussière de pierre. »

À ce stade, remarqua Young, Rudland avait l’aspect classique, haletant et dérouté, du scélérat accablé par le poids des preuves qu’il a négligées, ou dont il n’a même pas imaginé l’existence. Young continua.

« La terre, sur les vêtements et les chaussures de Steve Prout avait la même origine que les traces trouvées sur la jupe et les chaussures de Pat Eldridge – précisément, elle venait du sol au fond d’un ravin situé derrière le mur qui se dresse au fond de votre jardin, M. Rudland. De plus, des traces du sang de l’homme ont été trouvées sur un rocher, sur place. Nous avons l’intention d’obtenir une injonction de fournir un échantillon de votre sperme pour le comparer avec le liquide séminal trouvé dans le corps de Pat. Vous n’êtes pas obligé d’obéir à cette injonction, certes, mais j’ai remarqué qu’un jury tire d’un refus les conclusions appropriées.

En fin de compte, M. Rudland, il y a des preuves pour suggérer, avec force, que Steve Prout et Pat Eldridge étaient debout tous deux sur le mur du fond de votre jardin juste avant leur mort. »

Il y avait tant de preuves indirectes, dit Young à Rudland, qu’ils pouvaient le mettre à l’ombre sans besoin d’aveux.

« Mais vous devez vous mettre ceci en tête : si vous refusez de dire à quiconque ce qui s’est passé, je juge vous condamnera probablement au pire châtiment qu’il pourra trouver, en guise de représailles. »

Rudland demanda s’il pouvait avoir une tasse de thé. Lorsqu’elle fut apportée, il dit qu’il était décidé à dire à Young ce qui était arrivé.

« J’ai découvert qu’il y avait un autre homme dans la vie de Pat », dit-il. « C’est ce qui a tout déclenché. Elle et moi, nous nous entendions très bien; je ne voyais pas pourquoi ç’aurait dû finir, à moins que je n’aie fait volontairement quelque chose pour ça. Je pensais même m’être couvert, si quelque chose allait mal : elle m’avait juré qu’elle avait détruit les photomatons de nous deux, c’était une des impasses. Je n’ai pas imaginé un instant qu’elle ne l’avait pas fait, de même que je n’avais jamais pensé qu’elle me tromperait. »

Young fut tenté de faire observer que, puisqu’elle trompait déjà son mari, il n’y avait pas d’obstacle crédible à ce qu’elle en fasse autant à Rudland. Mais il ne dit rien, soucieux de ne pas interrompre le type sur sa lancée confessionnelle.

« En fait, je l’ai vue avec cet homme, ce Steve Prout », dit Rudland, « et ça m’a mis en rage. Il n’y a pas d’autre mot. La jalousie m’avait rendu à moitié dingue. Une fois que je les ai pris sur le fait, je les ai suivis : en fin de compte, j’ai même su où ils se garaient pour baiser. »

Un soir où il ne pouvait pas le supporter plus longtemps, dit-il, il avait pris son pistolet, et s’était rendu là où ils avaient l’habitude de se garer. Il était arrivé tôt, et aussitôt qu’ils s’étaient montrés, eux, il avait pénétré dans la voiture : il savait qu’elle ne serait pas fermée, parce que Pat avait une peur morbide d’être brûlée vive dans une voiture, et refusait que les portes fussent jamais verrouillées.

« J’étais incroyablement tendu », dit-il. « Excité, aussi. Je n’étais que nerfs et réflexes. Ça puait le cannabis à l’intérieur, ils avaient fumé un joint. J’ai frappé Prout à la tête avec le pistolet, et tiré Pat à l’arrière de la voiture. J’ai fait l’amour avec elle, et quand Prout est revenu à lui, je l’ai fait conduire sous la menace du pistolet jusque chez moi. Ma femme était absente. Je n’ai pas de voisin, de sorte qu’ils pouvaient faire tout le bruit qu’ils voulaient, aucune différence.

« Il était tard dans l’après-midi, mais il y avait encore de la lumière. J’ai pris l’escabeau et les ai obligés à se tenir debout sur le mur. En vérité, je voulais les flinguer, mais ceci était mieux. Je leur ai donné le choix entre sauter dans le ravin et se faire tirer dessus. J’ai dit que j’allais compter jusqu’à trois…

Alors Pat a fait quelque chose, je ne sais pas quoi; c’était de peur, je pense, un mouvement involontaire. En tout cas, elle est tombée en arrière. Prout l’a regardée tomber, il avait l’air impuissant, et puis nous l’avons entendue toucher le fond du ravin, et il s’est mis à me hurler que j’étais un salaud de tordu. J’étais furieux. J’ai levé le pistolet, j’étais réellement sur le point de le descendre, mais il s’est tourné, et a sauté du mur, droit dans le ravin. »

Rudland dit qu’il avait guetté les bruits en provenance du ravin. Aucun ne lui était parvenu. Il avait pris la Land Rover de sa femme, y avait chargé les corps et s’en était débarrassé à des kilomètres de là. Il ne put expliquer pourquoi il les avait laissés en des endroits différents.

« Je voulais me dissocier de ces morts, et je suppose que je voulais les séparer l’un de l’autre… »

À l’issue d’un court procès, Rudland fut condamné à deux peines de prison à vie. Le mari de Pat Eldridge, John, démissionna de la police et, peu de temps plus tard, se lia avec la femme de Mark Rudland. Un an après que ce dernier eut été mis sous les verrous, le divorce fut accordé à sa femme. Elle épousa John Eldridge, et déménagea avec lui dans le nord de la France, où ils finirent par acheter une ferme et lancer une affaire d’importation et de vente de fromage anglais, qui s’avéra lucrative.

 

 

1. En fait, “coup injury”, “lésion par coup”, par opposition à “contrecoup injury” : l’origine française des termes n’a pas besoin d’être signalée.

 

2. Bon à savoir, non? Ferai plus, pour ma part.

 

3. En fait dans un creux au sommet d’une allée : a hollow at the top.

 

4. his mouth churning : “barattant de la bouche”??? Est-ce que ça veut dire qu’il fait proutter ses lèvres? Aucune idée. En tout cas, ma traduction n’en est pas une.

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