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Myshelf

Parade narcissique

29 Juillet 2015, 06:44am

Publié par Narcipat

SIX

 

PARADE NARCISSIQUE

 

« J’avais coutume de soutenir que les situations criminelles hautement dramatiques et dotées d’une intrigue solide appartenaient à la fiction », dit le Dr Robert Trent, ci-devant expert scientifique auprès du Département Scientifique de la police new-yorkaise. « Ça ne me posait aucun problème. Ce n’était pas une idée qui me tenait à cœur, mais une simple observation. Si les gens prenaient plaisir à des histoires de meurtres dans lesquelles un tueur très brillant s’arrange pour liquider la moitié d’un village sans laisser le moindre indice, et ne s’arrête que lorsqu’il se fait pincer par un détective d’une intelligence époustouflante, eh bien, pourquoi pas? Ces histoires sont séduisantes, elles embellissent le criminel dans une certaine mesure, et font de l’enquêteur un surhomme. Elles créent cette notion irréelle que le crime sérieux peut être tape-à-l’œil, et qu’il existe un type de scélérat élégant. »

Ses cinq premières années d’expérience professionnelle avaient convaincu Trent que le crime, particulièrement le meurtre, est essentiellement sordide.

« L’odeur d’un corps vieux de vingt-quatre heures résumait la chose pour moi. Ça, c’était le meurtre, c’était toute l’arène criminelle, un bourbier puant, habité par des gens pour la plupart banals et inintéressants, sans subtilité, ni le moindre moyen de saisir les nuances dans les affaires humaines [1]. J’étais conscient qu’il y avait des exceptions à l’occasion, mais aussi que les exceptions confirmaient la règle. »

Le Dr Trent ne changea jamais d’avis sur l’essence sordide et minable du meurtre moyen, mais il fut impliqué dans une affaire qui élargit d’un seul coup son champ de vision.

« Ça avait l’apparence d’un crime à sensation : l’étrangeté, le profond mystère, et un joli détective à l’ancienne pour mener la barque. En même temps, toute l’affaire semblait si irréelle qu’on aurait pu bâtir une comédie musicale dessus. »

Le double meurtre de l’industriel millionnaire Morton Conroy, 65 ans, et de sa femme Valerie, 58 ans, retint l’attention de la presse et du public pendant deux jours, en octobre 1979. Le visage de Conroy était connu de la plupart des Américains : il apparaissait sur affiches et dans les magazines de tout le pays, faisant lui-même la publicité de sa gamme populaire de barbecues domestiques. Sa femme était bien connue, elle aussi, par les appels qu’elle lançait régulièrement à la télévision, en tant que présidente d’une fondation qui dispensait des soins gratuits aux animaux de compagnie des personnes sans emploi ou à faible revenu.

On les avait trouvés, tous deux tués d’une balle au cœur, dans la salle de télévision de leur résidence aux Hamptons, Long Island. Mis à part l’émotion prévisible causée par la mort violente de gens riches et éminents sur le plan social, l’affaire était dotée de quelques attraits supplémentaires qui lui garantissaient la pleine attention des médias.

« J’avais 30 ans à l’époque, et probablement étais-je toujours impressionnable », dit le Dr Trent, « mais je me considérais moi-même comme cynique et immunisé aux chocs. La vérité, c’est que jusque là je ne savais pas ce que pouvait être un vrai choc. L’affaire Conroy fut une des enquêtes les plus remarquables auxquelles j’aie été mêlé, et une, je suis fier de le dire, où les gars de la scientifique ont pris les rênes et les ont gardées solidement en mains, jusqu’à achèvement de l’investigation. »

Les Conroy étaient morts dans une pièce sans fenêtres, et fermée de l’intérieur.

« Du pur Agtha Christie », dit Trent. « Sauf que quand c’est réel, quand vous êtes là planté à regarder ces deux corps gisant sur le lit, les mains repliées sur la poitrine, vous réalisez que vous êtes au beau milieu d’un profond mystère, et il n’a plus le même aspect de puzzle désuet. Nous étions stupéfaits. Le policier en charge du cas, le lieutenant Merrick, tournait sans relâche autour de la pièce, haussant les épaules, puis s’arrêtant devant mes collègues et moi et nous jetant un regard plein de questions. Il était difficile de décider où commencer. »

Merrick est actuellement à la retraite, et il a l’intention de raconter l’histoire des meurtres Conroy dans le livre qu’il écrit sur sa carrière dans la police de New York. Il ne s’en montra pas plus réticent, et fut heureux de passer en revue ses réminiscences.

« La première chose dont je me souvienne », dit-il, c’est l’odeur de cette pièce. La porte était ouverte depuis peut-être une heure quand j’y ai pénétré. Mais l’odeur était encore bien présente dans l’air, non pas puissante ou entêtante ou quoi que ce soit de ce genre, mais quelque chose de caractéristique, une composante de l’atmosphère. J’ai appris plus tard qu’il s’agissait de l’odeur d’un cigare hollandais parfumé. »

Elle ne constituait qu’un des mystères mineurs entourant l’affaire. Il n’y avait ni cigares ni mégots de cigares dans la pièce où le couple était mort. Il était connu que Morton Conroy, ni sa femme, n’avaient jamais fumé. Ils ne faisaient pas que s’en abstenir, ils étaient activement hostiles au tabac, et ne toléraient pas que quiconque en usât sous leur toit.

« Mais cela n’était rien, au regard des autres trucs qui ont commencé à se révéler », dit le Dr Trent. « J’ai su dès les premières minutes que ce cas allait être spectaculaire, quelque chose qui se situerait à l’échelle symphonique [sic] du crime, un genre à l’existence duquel je n’avais jamais cru. Parallèlement à la police, j’ai commencé à mettre en place ma propre investigation, la menant concurremment avec les tâches usuelles que j’avais à effectuer en tant que membre de l’équipe scientifique. »

Trent rassembla les éléments de base de l’affaire, depuis les dépositions des témoins et des lambeaux de répliques des policiers chargés de l’enquête. La porte de la pièce dans laquelle on avait trouvé les Conroy avait été forcée par un officier de police, la femme de chambre leur ayant fait appel, à son équipier et à lui, alors qu’ils passaient devant la maison dans leur voiture de patrouille. Les policiers rapportèrent ultérieurement que cette femme de chambre, Harriet Mason, était nerveuse, et semblait au bord des larmes. Elle avait expliqué que ses employeurs s’étaient rendus dans la salle de télévision vers 11 heures la veille au soir.

« Mme Conroy m’a dit d’aller me coucher », déclara-t-elle dans sa déposition. « J’ai rangé la cuisine, et suis montée dans ma chambre vers 11h20. En me levant à sept heures, j’ai préparé un petit-déjeuner léger pour eux comme à l’ordinaire, et, à 7h30, j’ai appuyé sur la sonnette de la cuisine pour leur faire savoir que leurs œufs, leurs toasts et leur café les attendaient dans la salle à manger. C’était leur manière de faire, ils y allaient et se servaient eux-mêmes. Habituellement, je ne voyais ni l’un ni l’autre avant l’après-midi, au plus tôt. Cela me convenait, ils étaient tous deux du genre irritable jusqu’à la fin de l’après-midi, quand ils avaient bu un coup la veille. »

À 8h45, Harriet réalisa que les Conroy n’étaient toujours pas descendus prendre leur petit-déjeuner. Bien qu’à l’accoutumée ils se levassent tôt, ils comptaient sur leur femme de chambre pour les réveiller. Harriet pensa qu’il était très probable que la sonnerie n’avait pas fonctionné, et que le couple avait continué de dormir.

« Je n’avais aucune idée de quoi faire. Ils n’aimaient pas que je me présente à la porte de leur chambre. Mme Conroy m’avait dit que ça lui donnait l’impression d’une invasion. Il fallait toujours que je me serve de l’interphone si je voulais la voir le jour ou le soir, ou de la sonnerie pour la réveiller. C’est tout. Pas de visites en personne. Mais quand j’ai essayé le téléphone, pas de réponse. Je pouvais l’entendre sonner dans la chambre, et il les aurait réveillés, parce que sa sonnerie était plus forte que celle de la cuisine. »

Harriet avait fini par rassembler le courage nécessaire pour monter et frapper à la porte de la chambre. Elle avait frappé trois fois, la troisième assez fort. Toujours pas de réponse, et elle avait commencé à s’inquiéter sérieusement. Elle avait ouvert la porte et regardé à l’intérieur. Personne dans la chambre, et le lit était toujours fait.

« Je suis redescendue, en pensant combien c’était bizarre, qu’ils soient sortis comme ça sans me réveiller ou m’avoir avertie à l’avance. Et puis j’ai vu que la porte de la salle de télévision était fermée. Ça, ce n’était pas normal. Ils la laissaient toujours ouverte, parce que Mme Conroy se plaignait que ça commence à sentir le renfermé quand la porte restait close toute la nuit. »

Harriet essaya d’ouvrir la porte, constata qu’elle était fermée à clef, et presque au même moment entendit la voix d’un présentateur à l’intérieur. La télé était toujours branchée.

« Il m’est venu à l’esprit qu’ils pouvaient être toujours là. J’ai tambouriné à la porte, mais pas de réponse. J’ai remonté l’escalier et contrôlé les paniers à linge de la chambre. Ils ne s’étaient pas déshabillés la veille au soir, les paniers étaient vides. C’est alors que j’ai commencé à paniquer. J’ai dévalé l’escalier, de nouveau martelé la porte, me demandant si je devais appeler la police, et puis, en regardant par la fenêtre, j’ai vu la voiture de patrouille descendre la rue. »

Un examen de la porte fut effectué par le Dr Trent et un technicien experts ès-serrures et coffres-forts. La clef de cuivre était toujours sur la serrure, comme toujours, selon la femme de chambre. Trent l’enleva précautionneusement, et prit plusieurs gros-plans.

« Je n’avais pas la moindre idée de ce que je cherchais », dit-il, « mais j’avais cette règle, à laquelle je suis resté fidèle toute ma carrière; je l’avais même inscrite sur une carte punaisée au mur de mon labo : Cherche sous chaque pierre. Au cas où il serait possible de faire quelque chose d’un indice, même si je ne pouvais penser à rien d’autre qu’en prendre une photo, alors je le ferais. L’idée, littéralement, était de ne pas laisser une pierre sans l’avoir retournée. Tout faire, si vaine et hors de propos que puisse paraître la procédure. »

L’équipe de l’identité procéda à une double fouille de la pièce, ce qui signifie qu’ils procédèrent en deux rangs, l’un suivant l’autre, prélevant les fibres échappées sur les tapis et les meubles, relevant les empreintes digitales, recueillant et ensachant toute espèce de déchet.

« Pendant ce temps », dit Trent, les corps étaient emmenés au dépositoire du médecin-légiste, où les autopsies furent effectuées. J’y assistai, et m’en félicitai. Dix minutes après le début de l’autopsie de Morton Conroy, le pathologiste regarda son assistant et dit : “Ça, c’est foutrement dingue.”

Je me suis approché de la table et le pathologiste m’a regardé. “Dingue”, a-t-il répété. Je lui ai demandé ce qui se passait. Il m’a désigné l’abdomen ouvert face à lui. “Une blessure par balle en plein cœur. Des brûlures de poudre et des contusions à la plaie d’entrée. Le cœur est déchiré au ventricule gauche. Ça corrobore la thèse d’un homicide par arme à feu, selon la routine. Le hic, c’est qu’il n’y a pas de balle.” »

L’assistant du pathologiste regarda à son tour, mais lui non plus ne parvint pas à trouver de balle. Ils laissèrent de côté le corps de Morton Conroy, et ouvrirent ensemble celui de sa femme Valerie, qui gisait sur la table adjacente. 

« Ils ont sondé le corps avec le plus grand soin pendant deux minutes », dit Trent, « suivant la trace de la balle jusqu’au cœur. Et puis le pathologiste me jeta un coup d’œil : “Idem”, dit-il. Il n’y avait pas l’ombre d’une balle. »

Le jeune Dr Trent fut intrigué par ce rebondissement. Il retourna à son propre laboratoire, et s’assit, l’œil fixa à l’oculaire d’un microscope. Il n’y avait rien sur la platine : c’était une de ses méthodes pour se concentrer sur un problème sans être interrompu.

« J’ai décidé de rester fidèle à mon principe et d’opérer tous les examens possibles de tout ce sur quoi je pourrais mettre la main. Il fallait qu’il y eût des réponses dans cette affaire, même si quelqu’un semblait avoir à cœur de nous rendre difficile de les trouver. J’ai appelé le labo de pathologie, et je leur ai demandé si je pouvais prélever des échantillons de tissus sur les corps des Conroy. Certainement, répondirent-ils. Alors je suis allé à la morgue et j’ai excisé tout ce dont j’avais besoin. J’ai emporté plusieurs des fragments au labo de métallurgie, et j’ai rempli un imprimé de demande. J’ai porté les autres échantillons au labo d’histologie, et j’ai rempli un autre imprimé. Puis je suis retourné à la maison Conroy pour voir comment se déroulait l’enquête de police.

« Je me suis entretenu avec le lieutenant Merrick, qui m’a avoué qu’à mesure qu’il avançait, il avait le sentiment de s’enfoncer de plus en plus profondément dans le noir. Rien de ce qu’il avait découvert jusque là ne lui en avait dit davantage sur l’affaire, et il ne pensait pas avoir la moindre vue ou théorie supportant l’examen. Quand je lui ai dit qu’il n’y avait pas de balles dans les corps des Conroy, il a hoché la tête, comme si j’avais au moins confirmé un point sur lequel il avait une opinion. »

Le lieutenant Merrick se souvenait de ce moment. « J’ai dit au Dr Trent : “Tout ça est un jeu auquel joue un tordu.” J’étais au moins sûr de ça. La porte fermée, la fumée de cigare, pas de balles dans les corps : ça ne ressemblait en rien à une affaire de meurtre réelle. C’était une parodie, une pièce de théâtre, et j’ai eu l’impression qu’elle avait été agencée pour enquiquiner à mort la police. Nous étions des gens occupés, sous tension. Nous avions mieux à faire de notre temps que de traîner à faire des puzzles. »

Trent se souvint d’avoir pensé que la parodie, comme l’avait appelée Merrick, évoquait plutôt quelqu’un qui aurait cherché à prouver à quel point il était malin. « Je pouvais comprendre qu’un officier de police surchargé de travail, à qui on mettait la pression pour qu’il obtienne des résultats, puisse se fâcher de l’apparente moquerie que comportaient les détails de l’affaire, mais pour moi c’était un défi. Je me suis dit que j’allais toucher le fond de ce truc et le résoudre. »

Trent tourna son attention vers la femme de chambre, Harriet. Pendant qu’elle était au poste pour répondre aux questions de routine de la police, il retourna à la maison, alla droit à sa chambre, et en entreprit une fouille méthodique. Il ne la soupçonnait de rien à ce stade, mais c’était la seule personne de la maisonnée qu’on eût laissée vivante, de sorte qu’il trouvait logique d’apprendre tout ce qu’il pouvait à son sujet.

« Mon approche a été qualifiée d’amorale par un de mes supérieurs de l’époque », dit Trent. « Il avait probablement raison, mais ce monde est amoral, et j’enquêtais sur un double meurtre, alors pas d’histoires! Si je n’avais rien trouvé de significatif, de compromettant, ou au moins de suspect, personne à part moi n’aurait su que j’avais violé la vie privée d’Harriet. Au sens pleinement réel du terme, cela n’aurait nui à personne. »

Seulement il trouva quelque chose. Au niveau superficiel de la fouille, la chambre d’Harriet et ses affaires présentaient un modèle de chaste propreté, ou, comme il le dit, d’“ordre discret”. Le second niveau, qui impliquait de regarder à des endroits où les gens, d’ordinaire, ne garderaient ni ne cacheraient rien, présenta un tableau tout différent.

« Elle avait trois petites valises », dit Trent, « toutes à double-fond, tous  trois bourrés de billets de cent dollars, plus de mille en tout. Il y avait aussi une boîte dans un des doubles-fonds : elle contenait une paire de forceps dont les mâchoires préhensiles étaient retournées à angle droit, un récipient bleu avec une sorte de liquide à l’intérieur, et un cigare en partie consumé.

Deux paires de chaussures avaient les talons qui se dévissaient sur le côté et révélaient des cavités, à l’intérieur desquelles il y avait des colliers, une paire de montres-bracelets réellement raffinées, et trois bagues de diamants. Même son porte-monnaie avait une poche secrète, dans laquelle j’ai trouvé trois photos, : l’une représentait Harriet et un jeune homme, tous deux en costumes de cow-boys et brandissant des revolvers; la seconde était un cliché du même jeune homme dans un fauteuil roulant, et la troisième montrait Harriet au chevet d’un lit d’hôpital, où le même jeune homme était soutenu par des coussins, l’air gravement malade. J’ai photographié tout ce que j’avais trouvé jusque là, remis tout à sa place, et continué ma fouille dans la salle de bains attenante à la chambre d’Harriet. Derrière le lavabo, j’ai trouvé un revolver Smith and Wesson, enveloppé dans du plastique. »

Trent essaya d’appeler le lieutenant Merrick, mais il était au tribunal pour une autre affaire, et ne put être joint. Un appel au supérieur de Merrick, le capitaine Howson, suscita une réaction si hostile que Trent décida de ne rien dire à cet homme. Au lieu de ça, il retourna au Département de l’Identité et vérifia les résultats des examens de tissus effectués par les laboratoires de métallurgie et d’histologie.

« J’ai pensé que désormais j’avais l’essentiel du tableau », dit Trent. « J’ai pris un taxi jusqu’au tribunal où Merrick était retenu, et j’ai réussi à repérer un membre de son équipe, le sergent Lomax. Je lui ai dit qu’il fallait avoir Harriet à l’œil, je pensais qu’elle avait des raisons pour prendre la tangente. J’ai ajouté que j’avais des raisons de penser qu’avant de mettre les voiles elle préférerait tailler son chemin à l’esbroufe à travers toute l’enquête, pour se volatiliser sans que le moindre soupçon lui soit attaché. Mais pourquoi prendre le risque?

« Eh bien, en maniant la litote, disons que le sergent Lomax a pensé que j’avais des hallucinations. Son attitude, puis-je dire, était symptomatique d’un problème que j’avais à l’époque, et qui s’est dissipé quelques années plus tard : j’avais l’aspect d’un gamin, d’un gamin idiot qui pis est, et on avait du mal à croire que je puisse localiser mon propre cul avec une torche et une carte. L’idée que j’aie pu élucider un crime n’était pas de celles que beaucoup de gens puissent avaler. »

Lomax dit à Trent que la femme de chambre avait été lavée de tout soupçon à un stade très précoce. Ses réponses aux questions étaient toutes corroborées, et ses antécédents avaient été confirmés par un télex en provenance de la police de sa ville natale du Maine. Sa chambre avait été soigneusement fouillée par les détectives, qui l’avaient trouvée au-dessus de tout soupçon. En bref, Harriet était probablement la citoyenne la plus propre, la plus respectueuse de la loi que Lomax eût rencontrée en l’espace d’un mois.

« En plus de la méfiance qu’inspirait à Lomax le manque d’expérience que trahissaient mon apparence et mes manières », dit Trent, « j’ai détecté une trace de l’aversion du capitaine Howson pour les scientifiques. Les flics d’Amérique, il faut le dire, voient rarement dans les employés de l’Identité autre chose que des auxiliaires empotés, paralysés par une pléthore de théories et privés de tout bon sens. J’ai considéré un instant le ricanement condescendant et apitoyé de Lomax, et soudain le cœur m’a manqué pour poursuivre mes efforts. J’ai décidé de laisser tomber les avertissements. Si Harriet prenait la tangente, eh bien, elle la prendrait. J’attendrais que le lieutenant Merrick, qui était raisonnable et intelligent, soit libre, et alors je lui dirais ce que je savais. »

Ce ne fut que dix heures plus tard que Merrick se présenta au bureau de Trent. Il était fatigué, pas rasé et irascible. Il dit à Trent qu’il était d’accord avec son sergent : la femme de chambre n’était même pas candidate au soupçon, et il lui faudrait du convaincant pour le persuader du contraire.

« Je pensais sincèrement que le Dr Trent avait passé les bornes, pour ce coup », se souvenait Merrick. « Mais il a été patient, il m’a offert une bière, m’a fait asseoir à son bureau, et a poussé devant lui une chemise pleine de papiers. Il m’a déballé l’affaire bien gentiment. Il m’a d’abord raconté la perquisition qu’il avait effectuée dans la chambre d’Harriet, et m’a montré les photos qu’il avait prises. Ça, ça m’a descendu en flèche. Je veux dire, mes hommes avaient fouillé cette pièce. Ils avaient accompli un travail professionnel approfondi. J’avais comme une envie de sortir, de les trouver, et de les descendre. »

« Je voyais bien qu’il était embarrassé », dit Trent. « Mais je ne le faisais pas pour l’embarrasser. J’avais tout le matériel nécessaire pour constituer un dossier. J’étais sur le point d’envoyer les vrais obus, la grosse artillerie scientifique, mais il m’a arrêté. Fallait qu’il y aille, m’a-t-il dit. Il fallait qu’il arrête la petite dame sur-le-champ. »

Merrick plaça Harriet Mason en détention provisoire et se saisit des indices que Trent avait trouvés. Il remplit un rapport d’arrestation, siffla coup sur coup trois tasses de café, puis appela Trent et lui demanda si ça ne le dérangeait pas de venir au poste de police.

« J’espérais un retour de mon chef », dit Merrick, « dès qu’ils pourraient le tirer du lit, quel qu’il soit, où il se trouvait cette nuit-là. Il en serait malade, sceptique, et toute la gamme du reste, mais je voulais savourer le tout tant que c’était frais. Vous aurez saisi que je n’aimais pas mon chef. C’était une ordure, Dieu ait son âme. »

Trent arriva au poste à quatre heures du matin. Il s’assit face à Merrick dans une salle d’interrogatoire, et lui présenta les preuves scientifiques.

« Je n’avais rien espéré de moitié aussi bon, de moitié aussi fort », dit Trent. « D’abord, je lui ai parlé de la porte fermée de la salle de télé, chez les Conroy. J’avais examiné la clé, de même que mon collègue spécialisé dans les clés et serrures, et nous avions tous deux noté que figuraient au bout de la tige de petites marques d’abrasion toutes fraîches. Plus tard, après avoir trouvé les forceps au bec à angle droit, j’ai vu luire des traces de cuivre dans le quadrillage des extrémités. Mon associé m’a dit qu’il s’agissait d’un vieil expédient, dont usaient autrefois les cambrioleurs. Quand une porte était fermée de l’intérieur, on poussait les forceps par le trou de serrure depuis l’extérieur; ils happaient le bout de la clef, qu’on pouvait donc tourner rien qu’en donnant un effet de levier  aux poignées [2].

« Mais au lieu de se servir des forceps pour ouvrir la porte, Harriet en a usé pour la fermer, lui donnant ainsi l’apparence d’une porte close de l’intérieur.

Merrick dit qu’il eut du mal à se contenir. Il brûlait d’interroger Harriet, mais il pouvait tout de même attendre. « J’étais captivé », dit-il. « L’enthousiasme du Dr Trent, qui faisait très gamin à l’époque, vous communiquait tout clairement : je voyais d’ici la garce à genoux, à tourner ces forceps dans la serrure.

« Mais ce n’était là qu’une minuscule révélation dans un fichu océan de mystères. J’ai essayé de ne pas interrompre de Dr Trent, mais pas moyen de m’en empêcher. Mais pourquoi faisait-elle ça, lui ai-je demandé. Et les meurtres? Et l’absence de balles dans les corps? Tout à coup, j’avais envie de tout savoir à la minute même. »

Trent commença par expliquer qu’Harriet, pour des raisons qui restaient à découvrir, avait décidé de tuer les Conroy. Elle avait deux plans d’action, et elle avait probablement préféré le moins violent à l’autre, mais elle n’était pas très sûre qu’il marcherait. Elle avait d’abord ouvert l’humidificateur de la salle de télévision, et l’avait rempli avec la substance contenue dans le récipient bleu : du trichloréthylène, un solvant industriel qui est aussi un puissant anesthésique.

« Ça les a probablement assommés assez vite », dit Trent, « mais les chances de les tuer, même dans une pièce sans aération, étaient faibles. Il lui aurait fallu un vaporisateur beaucoup plus grand. Les échantillons de tissu cérébelleux montraient une légère concentration du produit, mais pas suffisante pour tuer un adulte.

Au bout d’un moment, quand Harriet a ouvert la porte pour vérifier si les Conroy étaient morts, elle aura réalisé qu’ils n’étaient qu’endormis, et qu’ils allaient probablement se réveiller de pire humeur que d’habitude, à moins qu’elle ne s’y prenne autrement. Le plan B fut donc mis en application. Les balles fantômes.

Merrick dit qu’il avait entendu parler de balles composées de glace, mais que de nombreux experts lui avaient dit que ce genre de matériel ne marchait qu’une ou deux fois sur dix. « Quand il m’a parlé de balles fantômes, je n’avais aucune idée de ce qu’il voulait dire. Mais il m’a montré. Il en avait fabriqué une. C’était la douille ordinaire d’une balle, avec sa charge de poudre, tassée au-dessus du détonateur, mais au lieu d’une balle en plomb, il y avait un petit morceau de côtelette de porc. Seigneur! Il l’avait façonné à la bonne taille, et il était réellement dur et compact. »

Trend expliqua que la balle de viande, avec sa composante osseuse, traversait aisément une poitrine humaine si elle était tirée de très près. Dès qu’elle avait pénétré dans le cœur, elle se fragmentait, et ne pouvait plus être distinguée de la graisse, des côtes, du muscle et des tissus conjonctifs qu’elle avait déchirés.

« Les échantillons de tissus expertisés dans le labo d’histologie l’ont confirmé », dit Trent. « Il y avait du tissu de porc et de côte de porc dans les blessures de poitrine des deux victimes. »

Merrick reconnut qu’un bon moment il était resté simplement sans voix. Un tel flot d’information déferlant sur lui, alors que l’affaire avait semblé si peu prometteuse, lui avait fichu un choc. Il resta là, les yeux ronds et les mains plaquées sur la table, et puis il s’ébroua et, relevant la tête : « Et dans quel but cette fumée de cigare? » demanda-t-il à Trent.

« Pour couvrir l’odeur du trichloréthylène, je pense.

– Mais pourquoi Seigneur, s’est-elle donné tout ce mal pour compliquer le problème? »

Trent se rappelait qu’à ce stade il avait essayé de ne pas se montrer trop suffisant. « Ça, c’est le détail que vous avez à résoudre », dit-il.

Merrick interrogea Harriet dans la matinée qui suivit. Confrontée au poids des preuves, elle abandonna toute résistance.

« J’ai toujours dit que j’avouerais tout, si j’avais à le faire », dit-elle à Merrick. « Mais je ne pensais pas que ce serait le cas. Vous devez admettre que j’ai fait un truc drôlement malin.

– Pas assez malin », dit Merrick, « et beaucoup trop recherché. »

Harriet hocha la tête. « Il n’était pas prévu que ça se déroule comme ça. Ce que j’avais là, c’était quelques solutions de remplacement, et j’ai fini par en utiliser plus que je n’aurais dû. »

Merrick lui demanda pourquoi elle avait tué ses employeurs.

« Parce qu’ils ont tué mon frère.

– C’est le jeune homme qui figure sur les photos?

– Harvey Mason, 23 ans. Un garçon épatant en bien des sens du terme, un excellent mécanicien, aussi, un tireur d’élite, et un artiste de l’évasion [3] amateur… » Harriet soupira. « Un réservoir d’essence pour barbecue lui a sauté au visage. Un réservoir Conroy. Ça ne l’a pas tué sur place. On aurait dit qu’il allait récupérer, mais les nerfs étaient touchés. Il a attrapé une espèce de sclérose galopante de la colonne vertébrale et du tronc cérébral. Une mort lamentable. »

Merrick demanda si Harriet ou sa famille avaient intenté des poursuites contre l’entreprise Conroy.

« Oh, sûr. Ils ont dépensé davantage en avocats que ça ne leur aurait coûté d’indemniser trois Harvey pour le mal qu’ils lui avaient fait, et pour leur argent ils ont obtenu une relaxe.

– Alors vous avez décidé de vous venger.

– J’ai décidé de faire un certain nombre de choses dont nous avions parlé, Harvey et moi, dans notre adolescence inventive. Harvey était un fan d’Houdini. Je veux dire un vrai fanatique. Ça tournait à l’obsession chez lui. Il avait appris tous ses tours. Il pouvait s’extraire d’une camisole de force en deux minutes, et en trois d’un conteneur de lait plein d’eau. Il inventait des choses. Il a inventé les balles en bœuf – c’est ce qu’elles étaient au départ, de tout petits morceaux de bœuf mêlés d’éclats d’os. »

Merrick n’allait pas se chamailler avec quelqu’un qui faisait des aveux complets, mais il savait que l’idée de la balle de viande avait été conçue par un consiglierede la Mafia à Salerne dans les années 50 : le Dr Trent le lui avait dit.

« Pourquoi avez-vous fait tout ce cirque, en réalité? », demanda Merrick. « C’était une parade narcissique? Vouliez-vous montrer toute la merde géniale que vous pouviez semer?

– En partie », dit Harriet. « Mais le fond de l’affaire, c’est que je me suis embrouillée. J’étais décidée à les tuer tous deux, mais je n’avais pas conçu un plan unique. En quelque sorte j’avais placé des billes sur la méthode chimique, mais en même temps, je ne m’y fiais pas, vous comprenez?

– Parlez-moi de ça.

– Eh bien, le poison chimique, je le connaissais par mon oncle, qui travaillait dans une usine de produits de dégraissage. Il appelait ça trichlo. Il avait vu un homme s’écrouler et mourir pour avoir inhalé la vapeur qui émanait des cuves chaudes. Mon oncle s’en était aussi servi pour gazer un vieux chien. C’était en 1953 ou 54. Il avait gardé un plein carton de récipients quand il s’était fait virer de son travail : c’était impeccable pour dégraisser les vêtements, mais je n’étais pas sûre que ça marcherait encore comme poison au bout de tout ce temps. Alors j’ai apporté un des pistolets d’Harvey juste au cas où. Et j’ai apporté ce qu’il appelait sa couverture de maître [4], les petits ciseaux qui permettent de fermer une porte de l’extérieur de l’extérieur alors que la clef est à l’intérieur. C’était une autre idée d’Houdini.

– Pensez-vous », demanda Merrick, « que vous avez peut-être essayé de rendre hommage à la mémoire de votre frère en faisant tout ça : la fermeture de la porte, les balles de viande…

– Absolument. J’avais à demi conscience de me servir de ses talents pour le venger.

– Comment avez-vous réussi à pénétrer au foyer des Conroy?

– Ce que j’avais projeté au départ, c’est de prendre un emploi dans une de leurs usines, ici, à New York, puis de me rapprocher des Conroy d’une manière ou d’une autre, et de les tuer. Je veux dire qu’il n’y a pas à discuter là-dessus, ils méritaient la mort. C’étaient des pourris. Alors quand j’étais là, au bureau de l’usine, prête à postuler pour un emploi sur une chaîne de montage, j’ai vu une annonce  demandant une femme de chambre. J’ai demandé au type du bureau, et il m’a répondu que c’était pour la résidence des Conroy elle-même : ils voulaient quelqu’un pour remplacer une vieille dame morte un mois plus tôt, et qui avait été de tout temps dans la famille. Alors je me suis procuré un dossier de certificats bidons, j’ai posé ma candidature, et, il y a six semaines, j’ai décroché l’emploi. »

Merrick lui demanda d’où elle tenait l’argent  caché dans ses bagages.

« Les bagages sont super, pas vrai? », dit-elle. « C’est Harvey qui les a fabriqués.

– L’argent », insista Merrick. Parlez-m’en. 

– Il vient du coffre du bureau », dit-elle. « Un jeu d’enfants! C’est un coffre anglais, plutôt vieux, un “John Tann four corners bent-banded”, avec une serrure à combinaison allemande Hirschfeld. Harvey m’a montré comment en ouvrir un quand j’avais 16 ans. Et vous savez quoi? Le vieux Conroy en avait entassé tellement, là-dedans, que la fortune que je lui ai fauchée ne lui a même pas manqué. Chacune de ces cinq semaines, je m’en suis servie copieusement. Il ne l’a même pas remarqué, et il a continué d’en ajouter. J’ai pris pas mal de bijoux, aussi.

Merrick dit qu’il le savait. « Et le coup du cigare? » demanda-t-il. « C’était pour couvrir l’odeur chimique? 

– Non, pas vraiment », répondit Harriet, « mais je suppose que ça l’a fait. En réalité, je cherchais à faire accuser Howard Leavis.

– Qui est Howard Leavis?

– Le trou de balle avec lequel j’ai parlé au bureau de recrutement, et qui m’a traitée comme une merde collée à sa godasse », dit Harriet en haussant les épaules. « C’était une sorte d’idée après coup. J’ai volé un de ses cigares pour le faire endêver, mais ensuite j’ai pensé que j’avais peut-être une chance, qui sait, de le mettre dans la merde jusqu’au cou.

– Mais nous n’avons pas compris l’indice! Dites-moi, Harriet, est-ce que tout ce cirque n’a pas été en fait une crise de panique, une espèce de réponse confuse à la situation dans laquelle vous vous étiez mise?

– On peut le dire comme ça. Mais je vais vous dire, moi : quand vous pensez avoir mis sur pied un plan solide, un plan que ne peut absolument pas rater, c’est le moment de vous botter le cul et d’élaborer des alternatives, parce qu’il y a des chances pour que votre plan se casse la figure. Honnêtement, à la fin, je ne savais plus ce que je faisais, j’ai simplement tout essayé, même cette idiotie de fermeture de l’extérieur, par respect pour Harvey – et en espérant m’en tirer.

– Bref », dit Merrick, « pour résumer, vous avez tué les Merrick de sang-froid, alors qu’ils étaient inconscients, sur le divan.

– Non, ça ne s’est pas passé comme ça.

– Pardon?

– Ils ont fait un raffut du tonnerre de Dieu au sujet de l’odeur deux minutes après que j’ai eu mis l’humidificateur en route, avec le produit chimique dedans. Ils en avaient respiré un peu, donc, mais ils étaient tout à fait conscients quand j’ai pénétré dans la pièce et les ai tués. Ça n’a pas été horrible. Leur tête est juste retombée, et ils sont morts, beaucoup plus paisiblement que le pauvre Harvey »

L’affaire d’Harriet Mason n’alla pas jusqu’au procès. Du fait d’une erreur technique dans la présentation du dossier d’accusation – quatre dates étaient mal alignées, de sorte qu’elles furent appliquées de façon erronée aux incidents distincts cités dans l’inculpation – le juge déclara le dossier nul et non avenu. Harriet Mason sortit libre comme l’air.

Devant le tribunal, elle dit au lieutenant Merrick qu’elle était heureuse de la manière dont les choses avaient tourné. « Cela aurait pu se passer différemment », lui dit-elle, j’aurais pu avoir l’argent et les bijoux, mais tel que ça a tourné, je suis sûr qu’Harvey se sent mieux à présent.

– Et c’est tout ce qui compte? » demanda Merrick.

« Absolument tout, Lieutenant. Il nous voit tous deux, et il sourit. »

 

 

 

1. no mechanisms for picking up nuance in human affairs : je dois en être fort dépourvu moi-même, car la raison de cette formule précise m’échappe.

 

2. Utiliser cet outil, dont un croquis figure dans le bouquin, exigerait une force physique énorme. Je suppose qu’il est de l’invention de Miller, comme toute l’affaire.

 

3. Escapologist, comme Houdini. Pas de nom en français, à ma connaissance, pour ce contorsionniste spécialisé.

 

4. Ou outil original de couverture???? “Master cover device”. Il n’est pas nécessaire que l’expression d’Harvey soit usitée, mais il serait préférable qu’elle eût un sens…

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