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Myshelf

Vendetta

29 Juillet 2015, 06:42am

Publié par Narcipat

QUATRE

 

VENDETTA

 

Dans la ville de Glasgow en 1957, le mouvement de la jeunesse démarrait lentement. Les tendances et les modes qui allaient exploser en révolution des années soixante avaient du mal à s’implanter, du fait avant tout des heures d’ouverture légale, restrictives à Glasgow – et dans toute l’Écosse : nul ne pouvait acheter de boisson alcoolisée dans un lieu public après neuf heures du soir. Le samedi soir, tout se calmait à Glasgow, à l’heure approximative où l’on commençait à s’exciter au sud de la frontière.

Ce problème souffrait des solutions. Les gens achetaient des “boissons à emporter”, bière ou alcool fort, et s’en servaient comme droit d’entrée aux fêtes. Nul n’était un intrus quand il trimbalait avec lui suffisamment de bouteilles. Mais ce n’était pas la même chose que de sortir le soir. Se retrouver dans un quelconque appartement bondé et enfumé n’engendrait pas précisément un sentiment de bonheur et de liberté.

« C’était une situation désespérée, quand vous y repensez », dit David Turnbull, inspecteur de police à Glasgow dans les années soixante. « Les gens luttaient pour avoir du bon temps dans un système qui était incontestablement conçu pour les gêner. Les fêtes en appartement du samedi soir, c’était très bien, mais ce n’était pas ce dont les gens avaient besoin : ils voulaient aller en ville, se mêler sur un terrain véritablement commun. Ces lois brutales sur les heures de fermeture le rendaient impossible. »

Les restrictions avaient un dérivé ironique, c’est que les rues de Glasgow pouvaient être dangereuses la nuit, et que le danger principal venait des poivrots. La prohibition même partielle produit une réaction fâcheuse. Les gens se rendaient au pub l’après-midi, sachant qu’ils ne disposaient que d’une ou deux heures avant que les volets ne s’abattent et qu’on ne les mette dehors. Ils buvaient donc énormément, ingérant autant d’alcool en une heure qu’on ne l’aurait fait à Birmingham ou à Londres en deux ou trois.

« J’en ai vu d’ivres-morts au point de tamponner les réverbères », dit Turnbull. « J’ai assisté à la tentative de combat de deux hommes qui étaient si saouls qu’ils n’arrivaient même pas à se porter un coup. Les poivrots peuvent être marrants, mais quand il y en a partout, ça devient une menace. Je connais à Glasgow, de par ma propre expérience, des hommes qui ont causé des tragédies, et puis qui se sont réveillés le lendemain ayant tout oublié. »

Bill Semple avait 18 ans en 1957. Il était étudiant en pharmacie à l’Université de Glasgow, et, trois soirées par semaine, il travaillait comme barman adjoint dans un des plus vieux pubs de Glasgow, sur York Street, près du fameux Broomielaw [1]. Les barmen adjoints en ce temps-là effectuaient la plupart des tâches subalternes, comme laver les verres, nettoyer les plateaux, servir aux tables et vider les cendriers. Cela convenait à Billy : le travail était régulier et facile, la paye suffisait à assurer le loyer de son studio sur Great Western Road, en lui laissant un peu à gauche, et pendant qu’il trimait dans le vieux pub miteux, il ne dépensait rien. La petite amie de Billy, Laura Bennett, était aussi étudiante en pharmacie. Ils avaient prévu de se marier une fois diplômés tous deux, et en position plus stable. Les soirs où Billy bossait au pub, Laura tenait la caisse d’un cinéma sur Sauchieball Street..

« C’était un couple charmant et décent », dit Turnbull. « C’étaient des gens responsables et tournés vers l’avenir. Cela me mettait du baume au cœur de rencontrer des êtres de ce genre – des jeunes doués, civilisés, préoccupés de leur futur et déterminés à le bâtir. Et puis, un soir, ils se sont trouvés au mauvais endroit au mauvais moment, et leur futur a été anéanti par une bande de voyous. »

Cela arriva sur Clyde Street, près de l’église catholique de St Andrew. Le couple s’était rendu avec des amis dans un pub de Jamaïca Street, et à l’heure de  la fermeture, ils étaient descendus vers la rivière, où Billy avait prévu de mettre Laura dans le bus qui devait la ramener chez elle, à Uddington.

« Une femme à un arrêt de bus de l’autre côté de la rue les a vus tourner au coin et s’engager dans Clyde Street », dit Turnbull, « et elle se souvenait d’avoir regretté qu’ils l’aient fait, parce qu’à ce moment-là trois hommes d’une vingtaine d’années, manifestement saouls, marchaient vers le coin de Jamaïca Street. À leur façon de crier et de jeter des coups d’œil de tous côtés en marchant, on voyait qu’ils cherchaient la bagarre. »

Les hommes aperçurent Billy et Laura, et immédiatement se positionnèrent épaule contre épaule, barrant le trottoir. Billy prit Laura par le bras, et fit un pas sur la chaussée pour passer outre. L’homme qui en était le plus proche tendit la main et agrippa la chevelure de Laura qui avait accéléré le pas. Elle cria, l’homme se tourna, empoigna ses cheveux à deux mains, tira de toutes ses forces, et la traîna sur le dos dans le caniveau. Ses amis applaudirent, et quand Billy essaya de venir au secours de Laura, l’un d’eux le frappa au visage avec une bouteille.

« Le témoin a vu Billy tomber sur les genoux, et a entendu un horrible bruit sourd quand le voyou l’a frappé de nouveau avec la bouteille. Il lui en a donné un troisième coup, juste au sommet de la tête, si violent que la bouteille s’est cassée. Billy est tombé à terre, et ils se sont désintéressés de lui. Puis tous trois ont entraîné Laura, la tirant, la portant à demi, jusqu’au coin, ils l’ont tenue là jusqu’à ce qu’un bus soit arrivé en rugissant sur les pavés, et ils l’ont jetée sous les roues. »

Bill fut déclaré décédé à son arrivée à l’Hôpital royal, où Laura mourut à son tour une heure plus tard de blessures multiples.

« J’ai été chargé de l’enquête », dit Turnbull. « C’était un travail décourageant, avec aucune piste de départ. La femme qui avait été témoin des faits pouvait fournir un récit détaillé de tout ce qui était arrivé, mais elle n’avait aucune idée d’à quoi ressemblaient les agresseurs. Elle dit qu’elle avait été si effrayée simplement de se trouver là, qu’elle avait si peur pour le jeune couple qu’elle n’avait cessé de le regarder, lui, en espérant qu’il allait pouvoir s’échapper. L’impression qu’elle avait gardée les trois assaillants, je l’avais déjà maintes fois entendue : lourds, comportement de sauvages, langage grossier. Elle n’avait rien retenu de leur signalement. Le conducteur du bus, lui non plus, ne les avait pas vus. Il faisait son trajet le long de Clyde Street comme il l’accomplissait depuis des années, et tout à coup, voilà cette fille qui surgissait dans ses phares! Il avait freiné, et senti la roue gauche lui passer sur le corps.  Il était trop commotionné pour voir où étaient partis les voyous et à quoi ils ressemblaient.

À l’enterrement de Billy, Turnbull fut abordé par un homme de haute taille en costume noir. On dirait un notaire, pensa Turbull. En fait, était un médecin, Angus Semple, pathologiste auprès du département de médecine légale de la police de Chicago. Il était aussi le frère de Billy.

« Il s’est présenté et m’a demandé si l’enquête avait progressé. Je lui ai dit la vérité, à savoir que nous avions un témoin, qui ne pouvait servir à une identification, et que c’était tout. Les recherches se poursuivaient, mais aucune autre piste ne s’était présentée. »

Le Dr Semple stupéfia alors Turnbull en lui disant qu’au cours des quatre jours écoulés depuis son arrivée à Glasgow depuis les États-Unis, il avait mené de son côté une enquête informelle, et qu’il pensait connaître l’identité d’un des hommes impliqués dans le double meurtre.

« J’ai passé trois soirs sur cette portion de Clyde Street où c’est arrivé », dit Semple à Turnbull, « et à chaque passant, je demandais poliment s’il pouvait m’aider. Je leur ai demandé s’ils étaient par hasard passés par là la semaine précédente, et quand c’était le cas, s’ils avaient vu trois jeunes hommes faire du tapage. Je dois avoir interrogé une centaine de personnes en trois soirs. Le seul indice que j’ai obtenu est venu d’un vieux, le deuxième soir. »

L’homme était boiteux et s’appuyait lourdement sur une canne. Il dit à Semple qu’il avait vu les trois jeunes et s’était employé à les éviter, manœuvre qu’il avait perfectionnée avec les années. Il avait reconnu l’un des trois – selon lui, l’aîné des garçons de Tommy Lyle. Le vieux pensait que ce garçon s’appelait Eric, et avertit le Dr Semple qu’il s’agissait d’un lascar avec lequel il valait mieux éviter de se colleter.

« Tommy Lyle était un bookmaker illégal », dit Turnbull. « Il était bien connu de la police, ainsi que des travailleurs du Broomielaw et du quai d’Anderston, qui lui confiaient leurs paris. Le Dr Semple avait découvert où habitait Tommy, et un petit supplément d’enquête lui avait révélé que son fils Eric habitait là, lui aussi. J’ai dit que j’espérais que le Dr Semple n’avait pas abordé Eric Lyle. Non, m’a-t-il répondu, c’était mon travail, maintenant qu’il m’avait transmis le soin de l’enquête. »

Turnbull consulta les dossiers : il découvrit qu’Eric Lyle avait reçu quatre amendes pour agression, et fait de la prison pour coups et blessures à une commerçante. Il avait aussi été inculpé deux fois de tentative de viol, mais les inculpations n’avaient pas tenu. Turnbull fit de circonspectes recherches dans les lieux que fréquentait Eric Lyle, et y apprit qu’il avait deux amis, généralement en sa compagnie quand il allait boire : Ben Craig et Steve Duncan.

« J’ai contrôlé de nouveau les dossiers », dit Turnbull. « Les deux hommes y étaient bien représentés. Craig avait eu des amendes et des peines de prison pour agression et vol. Duncan avait fait deux ans à Barlinnie pour cambriolage aggravé. »

Eric Lyle, Ben Craig et Steve Duncan furent ramassés et emmenés au Commissariat Central. Turnbull interrogea Lyle, pendant que deux autres policiers cuisinaient Craig et Duncan. Les trois inspecteurs avaient une longue expérience des interrogatoires, ils connaissaient toute la gamme des astuces et des tactiques. Il savaient comment inquiéter un suspect au sujet de ce que son complice pouvait avoir dit. Mais tels quels, ils se rendirent compte que Lyle et ses potes étaient prêts à les recevoir.

« Au bout de deux heures, nous avons laissé tomber », dit Turnbull. « J’avais tout essayé, et mes collègues de même. Nous savions à présent qu’ils étaient coupables, parce qu’il n’y avait que trois coupables pour avoir accordé de la sorte leurs violons. Ils racontaient tous la même histoire, aucun d’eux ne lâchait rien qui contredise aucun des deux autres. Question interrogatoire, ils étaient inattaquables. Il a fallu les laisser repartir. »

Le Dr Semple passa voir Turnbull le lendemain de l’interrogatoire des trois hommes. Turnbull lui dit ce qui était arrivé. Semple ne fut pas impressionné. Il demanda pourquoi les logements de ces hommes n’avaient pas été fouillés, pourquoi leurs vêtements n’avaient pas été soumis à un examen scientifique.

« J’avais du mal à rester poli avec ce type », dit Turnbull. « Il était manifestement très brillant, il était agressif de manière positive, et je ne pouvais qu’admirer sa détermination à obtenir des éléments solides contre Lyle, Craig et Duncan. Le côté irritant, c’était sa supposition évidente qu’on ne pouvait me faire confiance pour faire mon boulot sans un homme comme lui pour me superviser. Il avait marqué un point sérieux, je n’irais pas le nier, mais ça ne lui donnait aucun droit de me bousculer. »

Turnbull se contint. Il dit au Dr Semple qu’il s’était écoulé tant de temps depuis les meurtres que toute perquisition de la demeure des suspects, scientifique ou non, ne pouvait être qu’infructueuse. Semple n’était manifestement pas d’accord, mais il n’insista pas sur la perquisition.

« Permettez-moi de clarifier mes intentions, Inspecteur », dit-il. « Je suis réaliste, et je ne n’imagine pas que nous puissions bâtir un dossier en béton contre ces trois hommes. Je ne nourris pas le vain espoir de les voir traînés devant un juge, ce n’est en aucune façon mon propos. Ce dont j’ai besoin – tout ce dont j’ai besoin –, c’est de savoir de façon certaine que ce sont eux qui ont tué mon frère et sa petite amie. »

Turnbull s’adoucit légèrement, et dit à Semple que si ça pouvait lui être de quelque utilité, lui-même, Turnbull, était sûr que ces hommes avaient commis les meurtres. Ils étaient indubitablement ensemble ce soir-là, des témoins les avaient vus dans deux pubs du centre-ville, et quand on les avait interrogés, ils ne l’avaient pas nié.

« J’ai donc dit au Dr Semple : si l’un d’eux est coupable, ils le sont tous; et suite à mon interrogatoire d’Eric Lyle, au vu de sa suffisance et de son alibi parfait, je n’ai aucun doute sur sa culpabilité. »

Semple remercia Turnbull. Il dit qu’il ne remettait pas en question l’instinct qui soufflait aux policiers que Lyle, Craig et Duncan étaient coupables, mais qu’en ce qui le concernait il avait besoin au moins d’une preuve tangible avant d’acquérir une certitude.

À ce moment-là, dit Turnbull, il ne lui était même pas venu à l’esprit de se demander pourquoi Semple avait un tel besoin de certitude. « S’il m’est arrivé d’y penser, je suppose que j’ai considéré ça comme n’importe quel préjudice collatéral d’un crime : qu’il préférait la certitude au doute, même s’il ne pouvait rien faire. »

Avant de quitter le commissariat, ce jour-là, Semple demanda à Turnbull si l’on n’avait trouvé aucun indice matériel. Seulement la bouteille cassée, dit Turnbull. Semple eut l’air saisi. S’agissait-il bien de la bouteille utilisée pour frapper à mort Billy Semple?

« Oui », dit Turnbull. « Mais elle est en mille morceaux, et les éclats sont restés sur la route une heure ou plus avant d’être recueillis. Selon nos experts, ils ne peuvent mener à rien. »

Semple dit qu’il aimerait néanmoins examiner ces éclats. Turnbull en parla à ses supérieurs. À ce moment-là, la réputation du Dr Semple s’était répandue au Q.G. de la police. Et elle s’était accrue du fait d’un article à son sujet que quelqu’un avait trouvé dans un magazine américain, et où il était décrit comme le Spilsbury de Chicago – en référence à Sir Bernard Spilsbury, qui fut à une époque le plus célèbre pathologiste du Royaume Uni, et qui était très admiré en Amérique.

Les chefs dirent que le Dr Semple pouvait assurément examiner les fragments de la bouteille – et ajoutèrent même que s’il avait besoin d’équipement, il était libre d’utiliser le petit laboratoire de la morgue du Saltmarket. »

Semple les prit au mot.

Moins d’une semaine après avoir emprunté les éclats de verre, il les ramena au commissariat central, en vrac dans une boîte comme il les avait reçus. Il remercia Turnbull pour son aide, lequel Turnbull lui demanda de quel secours lui avaient été les tessons.

« Eh bien, ces choses aident toujours au processus d’élimination », répliqua Semple. Turnbull se rendit compte qu’il n’avait reçu aucune réponse. Il s’apprêtait à formuler sa question autrement, quand Semple dit qu’il aimerait demander une dernière faveur : « Je souhaiterais étudier les dossiers criminels de Lyle, Craig et Duncan. »

De nouveau, les supérieurs de Turnbull firent sans hésitation droit à la requête. Il emporta les papiers, et promit de les rapporter dans la matinée.

« Ce qu’il a fait, exactement comme il s’y était engagé », dit Turnbull. « Il m’a remercié derechef, et a fait cadeau au département de six bouteilles de whisky, plus un grand merci pour notre coopération. Terminé en ce qui nous concernait. »

Trois jours plus tard, un corps repêché dans la Clyde au Kingston Bridge fut identifié comme celui de Ben Craig, un des trois hommes suspectés des meurtres de Billy Semple et de Laura Bennett.

« Aussitôt que j’ai entendu ça, je me suis précipité à la morgue », dit Turnbull. « C’était catégoriquement Craig, il était catégoriquement mort, et, selon les pathologistes, il était mort par noyade. Il n’y avait aucune marque de violence sur le corps. Cela avait toutes les apparences d’une mort accidentelle. »

Turnbull savait que le Dr Semple était toujours à Glasgow : lors de sa dernière visite au commissariat, il avait précisé qu’il prolongeait son séjour pour aider sa mère à surmonter son deuil : la mort de Billy l’avait brisée.

« J’ai décidé de l’appeler et de lui dire ce qui était arrivé à Craig. Il a pris la nouvelle avec calme. “Ce n’est que justice”, a-t-il dit, et il m’a remercié de mon appel.

Trois jours après qu’on eut repêché Craig dans la rivière, Steve Duncan, un des deux autres suspects, fut trouvé gisant dans une ruelle près de Glasgow Cross. Il était mort. De nouveau, aucune marque de violence sur le corps. Le procureur ordonna une autopsie, et il fut établi qu’il était mort d’intoxication par l’alcool.

« Le taux d’éthanol dans son sang », dit le pathologist à Turnbull, aurait suffi à expédier deux hommes. »

Dans le seul estomac de Duncan se trouvait un demi-litre de tord-boyaux. La seule conclusion qu’on pouvait en tirer, c’est qu’il avait bu et rebu jusqu’à mourir d’overdose.

« Je commençais à me sentir très mal à l’aise », dit Turnbull. « J’ai appelé le Dr Semple, et je lui ai proposé une rencontre. Il m’a suggéré le bar de l’hôtel Central. Dès que je l’ai vu, je suis allé droit au fait. Les morts de Craig et de Duncan, la coïncidence était trop forte, lui ai-je dit. Il en est tombé d’accord. Je lui ai donc carrément demandé s’il savait quelque chose au sujet de ces morts. Il a souri, et je dois dire que c’était désarmant. Je me suis sur-le-champ excusé. Ça me gêne quand j’y pense maintenant, mais c’est arrivé. Je ne l’ai même pas acculé à se défendre. Je me suis excusé avant qu’il n’ait une chance de dire quoi que ce soit. »

Les deux hommes burent un verre, et Turnbull parla de la difficulté de découvrir une solution quand la plupart du temps les faits étaient inconnus. Semple répondit que c’était là l’histoire de sa vie à Chicago. Tout ce que nous pouvons faire, dit-il à Turnbull, c’est nous obstiner à chercher la vérité, et toujours, d’essayer de ne pas en présumer. 

« Deux jours après ce pot, le suspect restant, Eric Lyle, fut trouvé mort dans une chambre froide de la boucherie en gros où il travaillait. Pour autant qu’on pût dire, il y avait pénétré sans mettre en place le billot de blocage qui en ce temps-là constituait la seule mesure de sécurité adoptée par nombre de propriétaires de congélateurs industriels. Il n’y avait aucune marque de violence sur son corps.

« Ils étaient donc morts tous les trois. Je me sentais mal à l’aise. À présent j’étais sûr que Semple les avait descendus, mais il n’y avait pas matière à poursuites : ces hommes étaient tous morts pas accident : à première vue, rien n’était plus clair. »

Pour sa simple gouverne, Turnbull se rendit à la morgue, et demanda à l’employé-chef s’il avait la moindre idée de ce qu’avait fait le Dr Semple pendant le temps où il avait travaillé dans le petit laboratoire. L’employé fut d’abord réticent, jusqu’à ce que Turnbull lui ait promis que quoi qu’il dît, ce ne serait en aucune façon utilisé contre lui. Dans ce cas, dit l’employé, il admettait volontiers que, par simple curiosité, il avait espionné le Dr Semple.

Celui-ci lui avait montré les fragments de la bouteille, et lui avait demandé d’en identifier le type d’après la forme et les dimensions du goulot. L’employé lui avait répondu qu’il s’agissait d’une grande bouteille de pale ale Tennent’s, du type à capsule vissée. Semple lui avait alors demandé d’en acheter une exactement semblable.

Le lendemain, quand Semple se présenta à la morgue, l’employé lui donna la bouteille demandée. « Il m’a dit qu’il aimerait rester seul, je l’ai donc laissé, mais j’ai observé ses agissements par un interstice de la cloison qui séparait le bureau du labo. C’était fascinant, même si au début je n’avais aucune idée du but de la chose. »

Semple gâcha du plâtre de Paris, et versa la mixture dans la bouteille vide, la remplissant intégralement. Il logea une tige dans le goulot, et la tint en place jusqu’à ce que le plâtre ait commencé de durcir autour. Puis il mit la bouteille de côté, et quitta le laboratoire, fermant la porte et empochant la clé. Il dit à l’employé qu’il serait de retour dans quelques heures.

Quand il revint, il s’enferma derechef dans le labo, et l’employé retourna à son judas. Semple examina la bouteille. Le plâtre avait durci. Se servant de la tige qui dépassait de la bouteille comme d’une poignée, il prit un petit marteau et frappa doucement le flanc de la bouteille jusqu’à ce qu’il se fende. Il recommença plusieurs fois, craquelant toute la surface du verre. La tenant alors au-dessus d’une poubelle, il lui donna trois forts coups de marteau. Le verre tomba en éclats, laissant derrière lui une réplique de plâtre de la bouteille.

Selon l’employé, c’est là que le travail commença pour de bon. Semple étala des feuilles de papier propres sur la paillasse, et alluma une forte lampe. Il enfila alors des gants de latex, et ouvrit la boîte dans laquelle la police avait placé les éclats de la bouteille ramassée dans Clyde Street. Il les avait retirés un par un, et placés sur le papier couvrant la paillasse.

« Ça m’a pris un moment pour saisir », dit l’employé. « Il prenait un bout de verre, le tenait contre le flanc de la bouteille de plâtre, puis le reposait et en essayait d’autres. Puis, quand il a commencé à fixer les éclats aux bons endroits avec de la colle à papier, j’ai pigé : il reconstituait la bouteille cassée, tout autour de la forme en plâtre, comme un puzzle.

« Quand il a cessé d’y travailler ce soir-là, il en avait peut-être reconstitué un quart. Il a jeté un linge dessus, un autre sur ce qui restait de tessons, puis il a fermé la porte du labo, et m’a dit qu’il reviendrait le lendemain matin. »

La reconstitution complète prit trois jours à Semple. Quand il eut terminé, il s’assit et regarda longuement la bouteille.

« Il en manquait très peu », dit l’employé, « seulement de minuscules éclats çà et là. Quand on y jetait un coup d’œil en passant, ça paraissait une bouteille entière. Il avait fait un travail fantastique. Il l’a alors saupoudrée de tout côtés avec un pulvérisateur à poire de caoutchouc. Ça lui a pris un bon moment. Après ça, il a passé un pinceau de poils de chameau sur toute la surface, avec tout le soin possible. »

L’employé réalisa qu’il avait passé trop de temps au trou de serrure, et retourna à sa tâche. En travaillant, il eut conscience d’un éclair en provenance du laboratoire, et en passant il sentit l’odeur familière de gomme brûlée produite par les ampoules de flashes.

« En moi ça s’est fait jour comme une gueule de bois », dit Turnbull. « Il devait avoir trouvé une empreinte sur la bouteille, et l’avoir photographiée. Alors il avait emprunté les dossiers pour savoir si elle appartenait à l’un des trois suspects. Et je parierais que c’était le cas.

Mais Semple n’a pas voulu que nous en tirions les conséquences, alors que cette empreinte aurait été une arme redoutable entre les mains de l’accusation. Il avait démonté la bouteille et nettoyé les tessons avant de nous les rendre. J’ai essayé de l’appeler de nouveau, pas bien sûr de ce que j’allais lui dire cette fois, mais il était déjà reparti à Chicago. Ce n’était pas la peine de l’y poursuivre, de toute façon : il n’y avait pas d’affaire. »

L’affaire, il était plus que probable que Semple l’avait résolue; mais il n’avait pas voulu d’une justice conventionnelle. Plus tard, Turnbull se souvint de ce que Semple lui avait dit dès le début : « Ce dont j’ai besoin – tout ce dont j’ai besoin –, c’est de savoir de façon certaine que ce sont eux qui ont tué mon frère et sa petite amie. »

David Turnbull, et quelques autres, sont restés convaincus que le Dr Angus Semple avait assassiné Ben Craig, Steve Duncan et Eric Lyle.

« Si c’est vrai, et personne ne pourrait me persuader du contraire, alors c’était un tour de grand maître », dit Turnbull. « Il a résolu une affaire que nous n’avions même pas pu faire démarrer, et puis il liquidé les auteurs sans laisser la moindre trace qui puisse l’incriminer.  »

Je n’ai jamais eu pour coutume d’admirer les criminels ou de leur faire fête, ajouta Turnbull, mais si je devais faire une exception, je sais laquelle ce serait. [2]

 

 

 

1. Vieux quartier de Glasgow, qui s’étend le long de la Clyde.

 

2. Qu’en pensez-vous? En ce qui me concerne, c’est ici que le doute s’est “généralisé”, ou changé en certitude : cette “vendetta” ne sort pas de la vie.

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